ThucyBlog n° 92 – L’art (politique) de passer pour un con (1/2)

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Par Jean-Vincent Holeindre, le 30 décembre 2020 

Jean-Vincent Holeindre est professeur de science politique à l’Université Panthéon-Assas où il dirige le Master Relations internationales. Il est également directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM). Il a notamment publié La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie (Perrin, 2017, Prix Foch de l’Académie française) et Le pouvoir (éd. Sciences humaines, 2014).

Les deux posts qui suivent sont extraits, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, de Jean-François Marmion (dir.), Psychologie de la connerie en politique, Editions Sciences humaines, 2020.

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La connerie, en politique et au-delà, est sans doute la chose au monde la mieux partagée. Ses manifestations sont multiples et variées de sorte qu’aucune définition générique ne peut en être proposée a priori. On peut cependant partir d’exemples tirés de la vie politique pour distinguer trois grandes nuances de connerie[1].

Trois nuances de connerie

La connerie peut d’abord s’apparenter à une erreur, une gaffe, ce qui est inhérent à l’action politique comme à toute action humaine. « C’était une connerie », a expliqué en off Emmanuel Macron à propos de la limitation de la vitesse automobile à 80km/h, voulue par son Premier Ministre d’alors, Edouard Philippe, congédié depuis. Il en va de même pour la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997, idée saugrenue soufflée par Dominique de Villepin au Président de la République Jacques Chirac. On connaît la suite : l’élection législative a conduit à la défaite du parti de Chirac, lequel a dû se résoudre à une cohabitation avec un nouveau Premier Ministre, Lionel Jospin, son adversaire socialiste. Lequel Jospin ne s’est pas privé de dire des conneries lors de l’élection présidentielle de 2002, expliquant que Jacques Chirac était trop vieux pour gouverner ou encore que la politique ne pouvait résoudre le problème du chômage (à quoi servirait-elle alors ?). Nul ne sait si ces indélicatesses lui ont coûté l’élection, mais elles ne l’ont sans doute pas favorisé.

La connerie peut aussi désigner un manque d’esprit, de finesse ou de hauteur de vue, qualités nécessaires à l’action politique, qui vise le bien commun et l’intérêt général. Certaines personnalités (souvent de droite) sont ainsi brocardées, comme en témoignent les expressions cruelles qu’on leur associe. Christian Estrosi, maire de Nice, a été qualifié de « motodidacte », en référence à son absence de diplôme et à son passé de champion de moto-cross ; Christian Jacob, patron des Républicains, a été affublé du sympathique surnom de « Rantanplan », le chien stupide apparaissant dans la bande dessinée Lucky Luke… De même, l’ancienne porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a été moquée pour ses bourdes à répétition. La chaine humoristique RidiculeTV a rassemblé, sous le jeu de mots facile « Ne sois pas Sibeth » (référence à une chanson de France Gall), une série de vidéos contenant les déclarations les plus « connes » de cette ministre faisant partie du premier cercle d’Emmanuel Macron.

Cette forme d’humour suggère que l’intelligence des politiques ne serait pas très développée. Mais s’il existe plusieurs nuances de connerie, il y a en retour plusieurs manières d’approcher l’intelligence en politique. Il serait faux (et injuste) de ne pas reconnaître aux deux Christian (Estrosi et Jacob) une intelligence politique aiguisée, dont témoignent leurs multiples succès électoraux et leur longévité. De même, on sait le rôle majeur que Sibeth Ndiaye a joué au côté du candidat Macron dans sa marche vers l’Élysée. Autrement dit, on peut être con et réussir en politique, la culture, la finesse d’esprit, la hauteur de vue devant ici être distinguées de l’habileté permettant de conquérir le pouvoir, cet objectif constituant l’une des finalités, mais non la seule, de l’action politique.

La troisième nuance de connerie renvoie à une autre figure : non plus le con « simple », mais le « connard », au sens d’un responsable politique sans foi ni loi, un « tueur » n’hésitant pas à éliminer ses ennemis et trahir ses amis au nom d’un intérêt politique jugé supérieur. François Mitterrand, surnommé « le Florentin » en référence à Machiavel, est sans doute un bon exemple. Son art de la ruse en politique était un signe d’intelligence et de tromperie. Ce qui frappe chez lui, c’est la combinaison de haute culture, d’habileté politique et d’absence totale de scrupules, le conduisant à organiser un faux attentat (l’Observatoire en 1959), à abandonner ses amis à leur peine (Pierre Bérégovoy, François de Grossouvre) ou bien à renoncer sans vergogne à ses idéaux. Le tournant de la rigueur de 1983 illustre cette attitude toute florentine : renoncer à la « rupture » avec le capitalisme annoncée par le candidat socialiste lors de la campagne pour épouser, une fois devenu président, la vague néolibérale. La ruse consiste ici à dissimuler ce choix derrière le progressisme culturel et le développement de l’État brancardier.

L’année 1983 est d’ailleurs considérée comme l’un des tournants de la vie politique française contemporaine, où la gauche socialiste aurait cessé d’être de gauche, ce qui aurait fait de la droite le nouveau centre de gravité du système. On se souvient des Propos d’Alain sur la division droite/gauche : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche ». Le positionnement du président français Emmanuel Macron – le fameux « en même temps » – renvoie à ce brouillage pouvant être interprété comme une conversion idéologique : le renoncement à l’idéalisme et au projet socialiste – valeurs suprêmes de la gauche – au profit du réalisme et de l’adaptation au « système », principes qui commandent plutôt les politiques de droite. En somme, selon ses adversaires, Emmanuel Macron serait un « connard de droite » sur le plan économique et social, qui dissimulerait cette étiquette derrière un progressisme culturel et sociétal de bon aloi[2]. Une manière de faire du Mitterrand pour satisfaire un électorat élitaire et métropolitain, allant des « bobos » aux franges plus conservatrices.

Notons enfin que les trois nuances qui composent cette typologie peuvent parfois se combiner, ainsi qu’en atteste l’expression « la droite la plus bête du monde » inventée dans les années 1950 par le socialiste Guy Mollet, pourtant peu habitué aux expressions stridentes. L’expression désigne : 1/ l’incapacité de la droite à gagner des élections en raison de ses erreurs politiques ; 2/ son manque de hauteur de vue et son absence de vision politique ; 3/ son opportunisme. Aujourd’hui, l’expression est reprise à foison par les observateurs politiques de gauche pour dénigrer leurs adversaires, mais aussi parfois par les gens de droite lorsqu’ils veulent se démarquer dans leur propre camp[3].

Lire la suite et fin (partie 2/2)

[1] Voir la recension par Pascal Engel de l’Histoire universelle de la connerie

[2] Voir l’article de Bernard Pudal paru en 2019 dans le Monde diplomatique.

[3] Voir Guillaume Tabard, La malédiction de la droite, Perrin, 2019.