ThucyBlog n° 93 – L’art (politique) de passer pour un con (2/2)

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Par Jean-Vincent Holeindre, le 6 janvier 2021 

Jean-Vincent Holeindre est professeur de science politique à l’Université Panthéon-Assas où il dirige le Master Relations internationales. Il est également directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM). Il a notamment publié La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie (Perrin, 2017, Prix Foch de l’Académie française) et Le pouvoir (éd. Sciences humaines, 2014).

Ce post et le précédent sont extraits, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, de Jean-François Marmion (dir.), Psychologie de la connerie en politique, Editions Sciences humaines, 2020.

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Lire le début (partie 1/2)

La connerie comme stigmate et comme ressource

Que l’on soit de gauche ou de droite, faut-il être un con voire un connard pour réussir en politique ? Sans doute, si l’on en juge à l’image dégradée que la vocation politique, devenue une profession, renvoie dans l’opinion publique. Les partis politiques, quel que soit leur bord, représentent l’institution la moins aimée des Français ; et si l’on prenait pour argent comptant les enquêtes d’opinion (ce qui serait sans doute une connerie !), on devrait considérer que la classe politique est pleine de cons et de connards (ce qui constitue un argument central de la protestation « populiste »). Il convient cependant de mettre en perspective le jugement sévère que l’opinion exprime vis-à-vis des gouvernants. En effet, la connerie est moins une réalité substantielle qu’un « stigmate » qu’on appose sur son adversaire politique ou plus largement sur celui qui n’est pas soi. Rien que de très normal : le con ou le connard, c’est toujours l’autre, jamais soi-même. De surcroît, lorsque l’autre est un chef, cela n’améliore pas l’opinion qu’on a de lui…

Cependant, tout l’art politique est de savoir « retourner le stigmate » (Erwing Goffmann), c’est-à-dire s’approprier la connerie, ou l’image qu’elle renvoie à l’extérieur, pour en faire une ressource politique[1]. Il peut être politiquement utile, selon les circonstances, de passer pour un con plutôt que pour un être « intelligent ». Cela renvoie à l’idée, centrale chez Machiavel, que la politique est une affaire de perceptions, le rôle du bon gouvernant étant de les maîtriser et de s’en accommoder plutôt que de les subir (ou bien, lorsqu’il les subit, d’agir pour que cela se retourne ensuite à son avantage). Si nous reprenons la typologie énoncée plus haut, les trois nuances conneries peuvent ainsi se révéler fécondes sur le plan politique.

La première nuance de connerie – l’erreur ou la faute politique – peut ainsi se retourner en faveur de celui qui en est l’auteur. La dissolution de 1997 est un bon exemple. Jacques Chirac aurait-il été réélu président de la République en 2002 s’il n’avait pas commis l’erreur de dissoudre l’assemblée cinq ans plus tôt et s’il n’avait pas eu à subir la cohabitation avec Lionel Jospin ? Rien n’est moins sûr. Durant ces cinq années, Chirac a su tirer profit de son impuissance politique, en se recentrant sur le « domaine réservé » du chef de l’État sous la Ve République, la politique étrangère (par exemple lors des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis : il fut le premier chef d’État à se rendre sur place). Il a également laissé le Premier Ministre « aller au charbon » et prendre des risques sur le plan intérieur, ce qui a sans doute contribué à altérer l’image de ce dernier dans l’opinion. A l’inverse, Jacques Chirac a pu d’autant mieux se préserver qu’il n’avait pas à assumer la majeure partie des décisions. Il était devenu « l’inaugurateur de chrysanthèmes » de la IVe République, un président dont le pouvoir exclut la responsabilité de choix impopulaires qu’il n’a pas à faire. Laissant le soin à Lionel Jospin de dire et faire des conneries, il a pu se refaire une santé et remporter l’élection, à l’image du cycliste resté discrètement dans la roue de son adversaire, et qui remporte le dernier sprint, contre toute attente.

Jacques Chirac est également un bon exemple des bienfaits de la connerie au deuxième sens du terme. En effet, il est passé maître dans l’art de passer pour un con, ce qui a contribué à le rendre sympathique aux yeux des Français et a favorisé son destin politique. Chirac a dissimulé que c’était un homme de haute culture, disposant de connaissances approfondies sur les civilisations, notamment hors du monde occidental. Nul ne savait ce que contenait l’énigmatique serviette qui l’accompagnait partout (de la documentation sur l’histoire des civilisations, dit-on aujourd’hui). Progressivement, il s’est accommodé de l’image franchouillarde de français moyen amateur de bonne chère et de bière mexicaine, un peu « bas de plafond », peu enclin aux discussions savantes. Cette manière toute personnelle de passer pour un con, autrement dit de paraître plus naïf (et inoffensif) qu’il n’était, a été une excellente opération politique. Elle a fait disparaître l’ancien Chirac qui était aussi brutal que retors : d’abord, le jeune loup prêt à tout pour s’imposer et faire perdre ses alliés devenus concurrents, notamment Giscard d’Estaing ; ensuite le « Facho Chirac », qui lance l’appel de Cochin contre la construction européenne en 1978 ou déplore en 1991 « le bruit et les odeurs » dans les quartiers populaires. Le Rastignac devenu énarque parisien s’est mué en paysan madré de Corrèze dont la naïveté n’est qu’une façade pour masquer l’ambition personnelle. Chirac a intégré la leçon de Machiavel : la plus grande ruse est celle qui ne se voit pas.

A certains égards, le principal disciple de Chirac, Alain Juppé, est la figure inversée de son maître : trop sûr de son intelligence pour accepter de passer pour un con. Chirac ne s’y est pas trompé, disant de lui qu’il était le « meilleur d’entre nous ». Par ces mots, il l’a condamné aux seconds rôles, car le premier rôle, dans la politique française, n’est pas dévolu aux meilleurs mais à celles et ceux qui suscitent la sympathie, la connerie pouvant y contribuer. Il est plus facile de s’identifier à la connerie qu’à l’arrogance, et l’électeur préférera toujours un être haut en couleur faisant des conneries qu’une personnalité renvoyant une image lisse et froide, sans aspérité ou défaut apparent. Quoi de plus humain, universel (et donc politique) que la connerie ?

Enfin, la troisième nuance de connerie – le fait d’être un connard – peut se révéler une extraordinaire ressource politique, du moins pour celui qui l’utilise. A cet égard, Donald Trump est sans doute l’exemple le plus typique de la connerie pleine et entière, qui combine toutes les nuances. Premièrement, il fait beaucoup d’erreurs politiques (cf. sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire du coronavirus) ; deuxièmement, il n’a pas beaucoup de finesse, de goût et de hauteur de vue, exprimant sa préférence pour les restaurants McDonald’s ou se félicitant de son inculture. Enfin, il assume d’être un parfait connard, c’est-à-dire un être odieux, misogyne, homophobe, xénophobe, attaquant ses adversaires politiques sous la ceinture, trahissant ses amis et congédiant ses collaborateurs sur Twitter. Comment expliquer que ce tombereau de conneries commises par Trump non seulement n’ont pas constitué un obstacle à ses succès mais constituent un ressort majeur de sa popularité ?

On se souvient que Trump doit en grande partie sa notoriété médiatique à l’émission télévisée The Apprentice (« L’apprenti »), un reality show où le magnat américain était supposé coacher de jeunes entrepreneurs afin qu’ils deviennent aussi riches que lui. Cependant, loin d’être une émission positive où l’homme expérimenté mettait le pied à l’étrier de ses émules, l’émission se résumait souvent à un exercice d’humiliation qui en dit long sur la vision politique de Trump. En effet, dans la séquence phare de l’émission, Trump se faisait un plaisir de congédier les candidats par un tonitruant « You’re fired ! » (Tu es viré !). Sous-entendu : le chef n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est un connard sans pitié, éliminant les « nuls » (dummies) qui composent son entourage. Cela véhicule en creux l’idée que le chef ne peut compter que sur lui et que l’odieux connard l’emporte toujours sur le con simple et gentil.

Depuis cette émission, qui l’a lancé sur la scène publique, jusqu’à la Maison Blanche, en passant par les primaires républicaines, Trump a fondé sa stratégie politique sur cette combinaison de connerie teintée d’humiliation. Pour reprendre la chanson de Maxime Le Forestier, « il vise la médaille la plus convoitée, celle du plus grand connard que la terre ait jamais porté ». En devenant cette figure archétypale, Trump casse les codes de la bienséance politique. Il adopte une posture de rupture qui attire les faveurs d’un électorat qui ne se reconnait plus dans la classe politique. Il assume pleinement sa connerie jusqu’à en faire colonne vertébrale de sa politique, fondée sur la distinction radicale permettant le renforcement de son socle électoral. Alors que la politique vise d’ordinaire à rassembler, Trump fonde la sienne sur les divisions de l’Amérique. La connerie est ici tellement voyante qu’elle confine à la suprême intelligence, dans un contexte où, de toute façon, les fakes news brouillent la frontière entre le vrai et le faux.

[1]Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), traduit de l’anglais par Alain Kihm, coll. « Le Sens commun », Éditions de Minuit, 1975