ThucyBlog n° 108 – L’arrêt de la CIJ du 11 décembre 2020 et les biens mal acquis en France, point final ou points de suspension ? (1/2)

Teodorin Nguema Obiang Mangue

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Par Emmanuel Bourdoncle, le 1er mars 2021

La Cour internationale de Justice (CIJ), dans son arrêt du 11 décembre 2020 dans l’affaire des Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), a rejeté la requête des autorités équato-guinéennes et déclaré que l’hôtel particulier situé au 42 avenue Foch, à Paris, n’a jamais acquis le statut de « locaux de la mission » de la Guinée équatoriale sur le territoire français, au sens de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (CVRD) de 1961 et, par conséquent, que la France n’a pas manqué aux obligations lui incombant au titre de ladite convention. Cette décision s’inscrit dans une série de procédures et décisions juridictionnelles, à la fois internes et internationales, qui ont débuté en 2007 concernant les « biens mal acquis ».

L’affaire devant la CIJ a ainsi conduit à mettre en évidence les rapports croissants entre droit interne et droit international, en particulier sur le plan du droit diplomatique. Domaine naturel du droit international puisque consubstantiel aux relations internationales, celui-ci dépend d’une mise en œuvre par les autorités nationales et représente à ce titre un champ d’application privilégié de ces interactions. Il n’est donc pas étonnant de voir la Cour régulièrement saisie d’affaires ayant trait à ces questions et qui se caractérisent par une forte sensibilité politique, depuis l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (1979-1981) à celle des Immunités juridictionnelles de l’État (2008-2012) en passant par les affaires Lagrand ( 1999-2001) et Avena (2003-2004) ou encore celle relative au Mandat d’arrêt du 11avril 2000 (2000-2002).

Objet de nombreux fantasmes, les privilèges et immunités dont disposent les personnes et certains biens de l’État font l’objet d’une remise en cause croissante de la part des opinions publiques qui les perçoivent comme des avantages exorbitants et autant d’obstacles à l’Etat de droit comme à l’exercice de leur souveraineté par des États empêchés de poursuivre leurs procédures judiciaires. Largement excessive et oublieuse du fait que « le but desdits privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des États », comme le rappelle le préambule de la CVRD, cette appréciation ne peut cependant qu’être confortée par la saga des biens mal acquis en France, à l’origine de cette décision de la CIJ.

Celle-ci débute, il y a près de 14 ans, avec la publication le 1er mars 2007 d’un rapport par l’ONG « CCFD-Terre solidaire » intitulé « Biens mal acquis profitent trop souvent : La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales » qui recense l’ampleur des avoirs détournés par différents dirigeants et leurs familles de plusieurs pays africains. Suite aux plaintes déposées par des associations et des personnes privées, la justice française va engager différentes procédures judiciaires conduisant aux saisies et confiscations de nombreux biens mobiliers et immobiliers détenus en France par ces personnes dans le cadre de procédures concernant des faits de « détournements de fonds publics dans leur pays d’origine, dont les produits auraient été investis en France ».

Les qualités officielles des personnes concernées conduisent rapidement à soulever la question des immunités dont ils bénéficient tout comme ces biens mobiliers et immobiliers et qui se présentent comme le moyen idéal pour faire obstacle à ces procédures qui menacent un patrimoine estimé par le rapport de 2007 entre 100 et 180 milliards d’euros. C’est en particulier le cas dans les affaires concernant le fils du président équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (au pouvoir depuis 1979), Teodorin Nguema Obiang Mangue. Ce dernier, ministre de l’agriculture et des forêts de 1997 à 2012 puis deuxième vice-président de la République, chargé de la défense et de la sécurité de l’État entre 2012 et 2016 avant d’être désigné vice-président de la République depuis, est connu de longue date pour son train de vie fastueux largement étalé dans les médias[1].

A partir de la décision de la cour de cassation du 1er novembre 2010, jugeant recevable la plainte déposée par Transparency France, les saisies et perquisitions qui visent les biens de la famille Obiang en France et les poursuites elles-mêmes contre ces personnes vont se voir opposer toute une série d’immunités. Le recours au droit diplomatique va ouvrir la voie à une internationalisation judiciaire de ce contentieux qui se concrétise par le dépôt d’une requête introductive d’instance par la Guinée équatoriale devant la CIJ en 2016 pour faire reconnaitre l’immunité de juridiction pénale de M. Teodorin Nguema Obiang Mangue, alors second vice-président équato-guinéen chargé de la Défense et de la Sécurité, et le statut juridique de l’immeuble abritant l’ambassade équato-guinéenne en France.

Ainsi, dans cette affaire, l’intervention de la CIJ est avant tout un prolongement de contentieux internes qui apparaît en partie comme une manœuvre dilatoire. Elle permet néanmoins d’éclairer la logique du droit diplomatique et de poursuivre les procédures judiciaires françaises concernant les biens mal acquis. En ce sens, en écartant doublement les tentatives d’instrumentalisation dont elle faisait l’objet, la Cour, par cette décision, manifeste une timide affirmation de l’état de droit.

Le contentieux international comme prolongement des contentieux internes.

En portant l’affaire devant la CIJ, la Guinée équatoriale entendait faire obstacle aux procédures judiciaires françaises menaçant le fils de son président. Cette intervention du juge international suite à l’action du juge interne n’est en rien nouvelle, notamment dans les affaires portant sur le droit diplomatique comme le rappelle les faits des affaires précitées de la CIJ. En l’espèce, elle a toutefois représenté une impasse pour les requérants.

La lutte contre les biens mal acquis devant les juridictions françaises

La saga judiciaire évoquée ici est tout d’abord celle qui se déroule en France. A la suite du rapport de 2007, les associations SHERPA, Survie et la Fédération des Congolais de la Diaspora déposent une première plainte contre les familles dirigeantes de l’Angola, du Burkina Faso, du Congo-Brazzaville, de la Guinée équatoriale et du Gabon devant le Procureur de la République de Paris pour « recel de détournement de fonds publics ». Elle est néanmoins classée sans suite tout comme celle déposée en 2008 par Transparency France au côté de citoyens congolais et gabonais.

Une nouvelle plainte avec constitution de partie civile visant les conditions dans lesquelles un très important patrimoine immobilier et mobilier a été acquis en France par trois chefs d’Etat : Denis Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville), Oma Bongo (Gabon) et Teodorin Obiang (Guinée Equatoriale) ainsi que des membres de leur entourage est déposée par Transparency France qui est jugée recevable en mai 2009. Décision cassée en appel puis confirmée par un arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2010, suite auquel une information judiciaire est ouverte et deux juges d’instruction sont désignés.

Le volet équato-guinéen est celui qui connait les avancées les plus rapides : saisies de véhicules appartenant à Teodorin Obiang à l’automne 2011, perquisition à son hôtel particulier du 42 avenue Foch et nouvelles saisies de biens mobiliers en février 2012, émission d’un mandat d’arrêt international à son encontre en juillet 2012 et mise en examen le 19 mars 2014. La décision de rejet du pourvoi formé par celui-ci, qui demandait l’annulation de sa mise en examen en invoquant son immunité diplomatique prise par la cour de cassation le 15 décembre 2015 ouvre la voie à son procès.

Marquée par des batailles procédurales incessantes, cette laborieuse avancée judiciaire se voit dès le départ confrontée à l’action des autorités équato-guinéennes qui vont s’appuyer sur le droit diplomatique pour tenter de faire échapper Teodorin Obiang à la justice française. Dès l’automne 2011 et les premières saisies et perquisitions, l’hôtel particulier du 42 avenue Foch va être présenté comme une adresse officielle de l’Etat équato-guinéen qui a par ailleurs racheté l’immeuble à Teodorin Obiang. Il est affirmé dans un premier temps que celui-ci abriterait la résidence de la représentante auprès de l’UNESCO avant que n’y soit installé à l’été 2012 les services de l’ambassade jusqu’alors situés à une autre adresse parisienne.

Tandis que les autorités françaises se refusent à reconnaitre la qualité diplomatique de l’immeuble, les décisions prises pendant l’instruction confirment l’absence d’immunité des biens comme du prévenu. Ainsi, l’arrêt de la Cour de cassation de 2015 écarte sa requête au motif qu’il n’était pas vice-président au moment des faits et que ces derniers ne relèvent pas de l’exercice de ses fonctions mais de sa vie privée en France. La clôture de l’instruction, le renvoi de Teodorin Obiang devant le tribunal pour blanchiment et la décision de la cour de cassation incitent alors la Guinée équatoriale à se tourner vers la justice internationale.

La procédure devant la CIJ et l’impasse de l’internationalisation du contentieux[2]

Le 13 juin 2016, la Guinée équatoriale dépose donc une requête introductive d’instance contre la France pour un différend qui porte sur « l’immunité de juridiction pénale du second vice-président de la République de Guinée équatoriale chargé de la défense et de la sécurité de l’Etat, ainsi que sur le statut juridique de l’immeuble qui abrite l’Ambassade de Guinée équatoriale en France, tant comme locaux de la mission diplomatique que comme propriété de l’Etat ». Elle dépose également en septembre 2016 une demande en indication de mesures conservatoires qui conduit la Cour à prendre une ordonnance le 7 décembre 2016 imposant à la France de « prendre toutes les mesures dont elle dispose pour que les locaux présentés comme abritant la mission diplomatique de la Guinée équatoriale au 42 avenue Foch à Paris jouissent d’un traitement équivalent à celui requis par l’article 22 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, de manière à assurer leur inviolabilité ».

L’arrêt du 6 juin 2018 sur les exceptions préliminaires conduit à restreindre le différend à la question de l’immeuble du 42 avenue Foch. En effet la CIJ reconnait son absence de compétence sur la base de l’article 35 de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, fondement avancé par la Guinée équatoriale pour l’immunité personnelle de Teodorin Obiang. En revanche, elle affirme sa compétence, sur la base du protocole de signature facultative à la CVRD concernant le règlement obligatoire des différends, pour se prononcer sur la requête déposée par la Guinée équatoriale, en ce qu’elle avait trait au statut de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris en tant que locaux de la mission.

Réduit à la question immobilière le différend se concentre alors sur la définition des locaux diplomatiques au sens de l’article 1er, alinéa i) de la CVRD[3] et le champ de l’inviolabilité qui leur est reconnu au titre de l’article 22 de la même convention[4]. La Guinée équatoriale entend voir reconnaitre d’une part le statut diplomatique de l’immeuble mais également l’illicéité des mesures prises par les autorités judiciaires françaises comme violant l’inviolabilité de celui-ci garanti par l’article 22 de la CVRD.

La décision rendue le 11 décembre tranche intégralement en faveur de la thèse défendue par la France selon laquelle « l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris n’a jamais acquis le statut de «locaux de la mission » de la République de Guinée équatoriale en République française » et partant que « que la République française n’a pas manqué aux obligations qui lui incombent au titre de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques ». La Cour reconnaît donc que la France avait le droit de refuser de reconnaître le 42 avenue Foch comme local diplomatique et que la confiscation ordonnée par la justice française ne viole aucune règle du droit international et la Guinée équatoriale ne peut se prévaloir d’aucun privilège ou immunité attaché à cet immeuble, y compris aujourd’hui.

Cette décision est d’autant plus bienvenue pour la France qu’une décision contraire, même partiellement, aurait soulevé de nombreuses difficultés au regard de la poursuite des procédures devant les juridictions françaises depuis 2016. En effet, le 27 octobre 2017, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné Teodorin Obiang a 3 ans de prison avec sursis, une amende de 30 millions d’euros avec sursis et à la confiscation intégrale de ses biens saisis sur le territoire français, d’une valeur estimée à plus de 150 millions d’euros, dont l’immeuble du 42 avenue Foch. Sentence confirmée et alourdie par la levée du sursis pour l’amende, en appel le 10 février 2020, à la veille des plaidoiries devant la Cour[5].

*** Lire la suite (Partie 2/2) ***  

[1] Un exemple ancien mais édifiant est visible dans cet extrait de l’émission « Zone Interdite » : https://www.youtube.com/watch?v=4Gip9DQVas8.

[2] L’ensemble de la procédure est disponible à l’adresse suivante : https://www.icj-cij.org/fr/affaire/163

[3] « L’expression ‘locaux de la mission’ s’entend des bâtiments ou des parties de bâtiments et du terrain attenant qui, quel qu’en soit le propriétaire, sont utilisés aux fins de la mission, y compris la résidence du chef de la mission ».

[4] « 1. Les locaux de la mission sont inviolables. Il n’est pas permis aux agents de l’État accréditaire d’y pénétrer, sauf avec le consentement du chef de la mission. 2. L’État accréditaire a l’obligation spéciale de prendre toutes mesures appropriées afin d’empêcher que les locaux de la mission ne soient envahis ou endommagés, la paix de la mission troublée ou sa dignité amoindrie. 3. Les locaux de la mission, leur ameublement et les autres objets qui s’y trouvent, ainsi que les moyens de transport de la mission, ne peuvent faire l’objet d’aucune perquisition, réquisition, saisie ou mesure d’exécution ».

[5] Voir le communiqué de presse du Parquet général de Paris