Par Vincent Gourvil, le 25 mars 2021
Le droit sans la paix : le monde présent
Le monde qui change, l’usure du temps, la vague d’élargissement des années 1990, le conservatisme d’une grande majorité de ses membres, l’inertie d’une administration en partie sclérosée, rétive au changement… expliquent en partie la crise actuelle que traverse le Conseil de l’Europe. Plus grave encore pour la pérennité d’une organisation régionale, est la confusion entretenue entre objectif (paix) et méthode (droit) à tel point que la seconde a tendance à remplacer le premier. La machine normative tourne à plein, mais surtout à vide en termes de « consolidation de la paix » (hier Russie-Ukraine à propos de la Crimée et du Donbass, aujourd’hui Azerbaïdjan et Arménie au Haut-Karabakh impliquant la Russie et la Turquie, Grèce et Turquie en Méditerranée orientale). Le Conseil de l’Europe est victime d’une trilogie temporelle qu’accompagne une trilogie fonctionnelle.
Une trilogie temporelle. Comme le chante malicieusement Georges Brassens « le temps ne fait rien à l’affaire ». À l’instar d’autres organisations internationales (universelles ou régionales), le Conseil de l’Europe souffre d’une crise de temporalité. Confronté à un monde qui nous bouscule, à des menaces croissantes, à une unité fissurée, à des démocraties illibérales ou des démocratures assurées si ce n’est des dictatures, des valeurs (le concept étant de moins en moins clair) contestées, l’institution procrastine avec constance dans trois directions qui constituent autant de chocs qu’elle peine à absorber. Le choc de l’élargissement post-Guerre froide, qui bouscule les équilibres atteints après quatre décennies de fonctionnement, ne conduit pas à une véritable réflexion sur un minimum d’adaptation temporelle des paramètres de l’organisation aux réalités nouvelles. En particulier, les différences de niveau des standards de démocratie et de de droit entre l’Ouest et l’Est de l’Europe. Le choc de la mondialisation, glorifiant les mérites du village planétaire, ne conduit pas pour autant à partager les mêmes valeurs. En fait de valeurs « spirituelles et morales », ce sont les chaînes de valeurs mercantiles peu soucieuses de normes contraignantes qui l’emportent. Au fil du temps, elles aboutissent à une fissuration des fondations de la structure originelle. Le choc de la conflictualité et du retour de la puissance dans les relations internationales percute une structure imaginée pour un temps de prééminence du droit et de la coopération.
Une trilogie fonctionnelle. Durant les sept dernières décennies, le Conseil de l’Europe se démène pour remplir les objectifs assignés en 1949 par les fondateurs qui partageaient la même philosophie générale : tout d’abord, sauvegarder et promouvoir ses idéaux et principes ; ensuite, conclure des accords et adopter une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif ; enfin, sauvegarder et développer les droits de l’homme et les libertés fondamentales Mais, c’est dans la méthode retenue que le bât blesse au moins à trois titres. Le Conseil de l’Europe privilégie accumulation, voire prolifération de textes et de structures à une simplification indispensable en période de transition. Un équivalent du millefeuille administratif français. Le Conseil préfère la voie de l’immobilisme pesant à celle plus prometteuse de l’adaptation permanente aux réalités. Les véritables débats, discussions sur des sujets de divergence sont rares, pour ne pas dire inexistants. Les réunions hebdomadaires des ambassadeurs (délégués des ministres) rechignent à la disputatio, se transformant en chambre d’enregistrement des conclaves d’experts. Le Conseil de l’Europe, miroir de ses quarante-sept mandants, penche du côté de la réactivité pavlovienne du court terme de préférence à la proactivité du moyen et long terme, de la rétrospective rassurante au détriment de la prospective exigeante. Il échoue à inventer des équilibres politico-juridiques novateurs garantissant le respect effectif des droits de l’homme.
Alors que les évolutions politiques et géopolitiques mondiales brouillent les idéaux de 1949, le Conseil de l’Europe est à la peine pour anticiper le monde de demain, s’y préparer dans une conjoncture de resserrement de son budget, de ses effectifs, voire de contestation de sa pertinence.
Réunion de la Commission culturelle de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
La paix avec le droit : le monde de demain
Après sept décennies, le Conseil de l’Europe est parvenu à la croisée des chemins. Doit-il se contenter d’utiliser les vieilles recettes pour relever les nouveaux défis du monde du XXIe siècle ? Ou bien, doit-il, s’appliquer à repérer et à réparer les maillons faibles de la chaîne qui lie ses membres ? Faute d’identifier, sans le moindre tabou, les multiples défis auxquels il est confronté et de définir les réponses idoines à y apporter, l’avenir est sombre pour l’institution strasbourgeoise. Les enjeux globaux, qui affectent la sécurité de tous, appellent des réponses globales qui bénéficient à chacun de ses membres. Pour parvenir à se réformer efficacement, le Conseil de l’Europe doit impérativement porter un diagnostic clinique sur ses maux qui se déclinent autour d’une trilogie clinique afin de proposer une thérapie appropriée qui relève d’une autre trilogie.
Une trilogie clinique. Dans un contexte de crise globale et pérenne du multilatéralisme, de méfiance généralisée, les défis, que doit relever le Conseil de l’Europe, sont multiples. En se concentrant sur l’essentiel comme le ferait un médecin examinant un patient, nous pouvons les regrouper autour de trois symptômes. Le premier tient à la perte de la confiance croissante dans l’utilité d’une structure ne parvenant pas à trouver sa voie dans l’écheveau institutionnel européen et international. Le deuxième porte sur le primat de la norme érigé en dogme comme si le droit constituait le remède miracle à tous les maux actuels du continent européen. Trop de droit tue le droit. Comment faire la paix avec le seul droit et avec le droit ? Le troisième réside dans la logique d’éparpillement de l’activité qui va de la problématique de la peine de mort à celle de l’intelligence artificielle. Comment penser global en se recentrant sur ses fonctions ayant une réelle valeur ajoutée ? Les quarante-sept États membres doivent réapprendre à penser, à penser autrement s’ils ne veulent pas que les mauvaises habitudes du passé conduisent l’organisation dans une impasse sérieuse. Au moment où Emmanuel Macron propose de réinventer une « architecture de sécurité et de confiance » entre l’Union européenne et la Russie, le Conseil de l’Europe devrait réfléchir à sa place dans ce cadre. Veut-il démontrer sa capacité de médiation, de conciliation pour faire prévaloir la voie du dialogue, de la coopération comme mode de gouvernance des relations internationales ?
Une trilogie thérapeutique. Ce n’est pas une surprise si les remèdes incontournables pour sortir le Conseil de l’Europe de sa léthargie actuelle – l’agitation frénétique n’est pas pour autant l’action raisonnée et raisonnable – relèvent de l’évidence pour les experts des relations internationales, en général et des institutions internationales, en particulier. Cette démarche scientifique comporte trois temps thérapeutiques. Le premier temps repose sur une compréhension fine de la crise actuelle pour prévenir un futur voué au désastre : adopter une perspective historique, systémique, épistémologique et sociétale pour mettre des mots sur les maux (le désintérêt croissant des ministres pour le travail du Conseil). Le second temps consiste à gérer la crise sans pour autant la subir : repenser la gouvernance de l’organisation par la conjugaison d’une plus grande adaptabilité à la réalité du monde (sans tomber dans le travers de la diplomatie de l’attrape-tout) et d’un grand retour du politique (dans une enceinte au sein de laquelle les experts ne sont pas guidés par les ambassadeurs). Le troisième temps, le plus délicat dans un cénacle où le conservatisme est la règle, revient à anticiper les crises pour mieux se préparer aux (r)évolutions futures prévisibles et imprévisibles auquel sera soumis l’édifice afin d’éviter les surprises (une unité de veille et de prospective ne serait pas superflue). En période de crise, l’anticipation peut réduire l’incertitude. À ce prix pourrait être rétablie la confiance, condition du réveil de la Belle au bord du Rhin.
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L’écrasement du réel ?
En sautillant sur sa chaise, le Général de Gaulle déclare, en 1965 : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe !… mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien ». Tel est le procès que l’on pourrait instruire, aujourd’hui, contre certains thuriféraires du Conseil de l’Europe. À trop le glorifier, ils se transforment en fossoyeurs. Obsédés par la célébration quasi-liturgique d’une passé révolu au service du dogme intangible de la paix par le droit, ils en oublient deux paramètres fondamentaux Le premier est l’objectif principal de l’institution : travailler inlassablement au renforcement de la paix et de la sécurité. Corollaire du précédent, le second consiste à constamment se projeter dans le futur pour anticiper défis et menaces afin d’adapter les réponses idoines. Mais pas s’accrocher aux remèdes d’hier pour soigner les maux de demain. Et ceci est d’autant plus indispensable, qu’à l’instar du monde, l’Europe est en pleine transformation. Le sursaut, s’il doit y en avoir un, doit venir des dirigeants politiques qui possèdent hauteur et recul nécessaires et non des experts, si brillants soient-ils, qui manquent de vision globale et géopolitique. Et cela au terme d’une réflexion stratégique conjuguant efficacement passé, présent et futur (Cf. addition d’un audit externe sur la gouvernance et d’un livre blanc de personnalités indépendantes). Faute de quoi, le Conseil de l’Europe est condamné à se transformer en institution productrice de normes n’ayant plus de prise sur les évolutions en l’Europe au XXIe siècle. Une ardente obligation incombant à quarante-sept sujets du droit international de passer d’un monde à l’autre.