ThucyBlog n° 133 – L’élément nucléaire dans l’équation de la défense européenne

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Par Johanna Möhring, le 27 mai 2021
Chercheure au Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie (CIENS) de l’Ecole normale supérieure (ENS-Ulm/PSL), chercheure associée au Centre Thucydide, présidente de la branche française de Women in International Security (WIIS France)

Après un intervalle de relative marginalisation après la fin de la Guerre froide, le retour de la compétition géopolitique a replacé les armes nucléaires au cœur des politiques de puissance des États. Dans ce contexte, quid des ambitions européennes pour une plus grande autonomie en matière de défense ? Et quelles suites pour les réflexions amorcées autour d’une dissuasion européenne ?

Pour les connaisseurs de la mode, le retour du « power dressing » des années 1980, avec les épaules évasées et tailles cintrées ne fait aucun doute. D’autres marqueurs de cette époque, dans le registre du « power » tout court, avec de forts accents nucléaires semblent également de nouveau tendance… Depuis 2014, année de l’annexion de la Crimée par la Russie et du commencement de la guerre en Ukraine, on observe de nouveau des tensions militaires sur le théâtre européen, tensions portant en elles le risque d’une escalade impliquant des pays détenteurs d’armes nucléaires. Tout dernier exemple en date, la forte concentration de troupes et matériels de guerre russes (et dans une moindre mesure, biélorusses) aux frontières de l’Ukraine courant avril 2021.

La défense européenne, pilier d’une architecture de sécurité européenne affaiblie

Selon Nicolas Roche[1], l’architecture de la sécurité de l’Europe repose sur six piliers « porteurs » qui garantissent la souveraineté des pays européens, formant un ensemble unique au monde. Ces six piliers – 1/ la garantie de sécurité, nucléaire et conventionnelle, des États-Unis dans le cadre de l’OTAN ; 2/ le régime d’arms control (maîtrise des armements) en Europe ; 3/ les accords multilatéraux censés créer la confiance en Europe ; 4/ les « principes d’Helsinki » ; 5/ la construction d’une identité européenne de défense ; 6/ des relations bi- ou « mini-latérales » – apparaissent tous actuellement plus au moins fragilisés. Plus précisément, la stabilité stratégique en Europe, qui limite les incitations à l’escalade entre puissances dotées de l’arme nucléaire, a subi une érosion significative dans les dernières années.

Ces développements ont des incidences sur la constitution des capacités européennes en matière de défense en Europe, efforts déployés dans le cadre de l’OTAN, à travers des relations bi- ou mini-latérales et le pilier « identité européenne défense » de l’Union européenne.

La dissuasion comme élément clé de la coopération en matière de défense en Europe

La nécessité de coopérer dans le domaine militaire s’impose aux Européens pour des raisons économiques et (géo)politiques. Mais comment et dans quel cadre institutionnel est-il préférable de développer conjointement la sécurité européenne ? Les stratégies nationales varient en la matière. Paris, Berlin et Londres, un trio de pairs hétérogènes dont les préférences ne s’accordent pas toujours, occupent une place prépondérante dans ces délibérations. Il est vrai que les pays européens sont aujourd’hui capables de couvrir au moins ponctuellement une très large gamme de missions militaires. Mais force est de constater qu’ils restent dépendants des États-Unis, en matière d’armes classiques comme de dissuasion nucléaire. Même si un programme massif d’investissements était lancé aujourd’hui afin de compenser les lacunes capacitaires constatées, cette dépendance – de nature à la fois militaire et psychologique – perdurera encore des années. La question des capacités autonomes européennes de défense et leur volet « dissuasion » restent donc à ce jour sans véritable réponse.

Et pourtant, depuis la fin de la Guerre froide, les pays européens, notamment la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont lancé nombre d’initiatives, dans un cadre bi- et mini-latéral au sein de l’Union européenne et de l’OTAN, afin d’établir des capacités européennes plus ou moins indépendantes. On peut supposer que c’est la relative marginalisation des armes nucléaires dans les relations européennes après la fin de la Guerre froide qui fut à l’origine de ces prises d’élan pour une plus grande liberté stratégique, en pensée et en action. Car en l’absence de menace militaire nucléaire et conventionnelle immédiate, l’élément de la dissuasion, au cœur du dispositif de défense et au cœur de l’Alliance atlantique, perdait son caractère central. La distinction entre pays « dotés » et « non dotés » devenait également moins pertinente.

Le retour des armes nucléaires dans les calculs étatiques et ses conséquences pour la défense européenne

Cette parenthèse d’initiatives militaires européennes libérées des questionnements de dissuasion – qui s’était ouverte avec le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998 – semble actuellement se fermer, la défense européenne faisant ainsi les frais du retour du nucléaire militaire et de sa re-corrélation avec le conventionnel. Car si l’annexion de la Crimée a pu concentrer certains esprits sur la nécessité d’investir davantage dans la défense, elle a également renforcé l’attachement à l’OTAN comme premier garant de la sécurité de l’Europe, avec au cœur la dissuasion américaine élargie…

Il faut se rendre à l’évidence que, malgré un environnement de sécurité dégradé, les citoyens européens ne se sentent pas menacés, sauf peut-être par le terrorisme islamiste, les migrations et le changement climatique qui sont par nature des menaces diffuses. On note également qu’à la suite des années Trump, un anti-américanisme déjà prévalent semble avoir le vent en poupe. Habitués aux dividendes de la paix après la chute du Mur, et acquis à la cause du désarmement, les publics, en particulier ouest-européens, espéraient l’abolition définitive des armes nucléaires à brève échéance. Les politiques – déjà peu disposés à soutenir l’accroissement des dépenses militaires nécessaires pour combler la distance entre ambitions européennes et réalités en matière de défense – ne sont pas pressés d’annoncer l’éventuelle nécessité de réarmer ou de moderniser, tant conventionnellement que dans le domaine nucléaire. Pour les élections fédérales en Allemagne ce septembre par exemple, des partis comme les socio-démocrates (SPD) misent sur une sortie de l’Allemagne du « partage nucléaire » otanien comme slogan gagnant aux élections.

Il est vrai que les armes nucléaires américaines stationnées en Allemagne, et dans d’autres pays de l’OTAN comme la Belgique, l’Italie ou les Pays-Bas, ne remplissent plus vraiment le rôle qu’elles avaient du temps de la Guerre froide. Ces bombes gravitationnelles B61 et les avions destinés à les larguer sont militairement dépassés. Leur effet symbolique dans l’unité de l’Alliance est mis en question par certains experts allemands, et leur valeur comme monnaie d’échange dans des négociations de désarmement minime. La décision récente des États-Unis d’en retirer une quantité d’Allemagne, sans contrepartie russe, et surtout sans qu’il n’y ait eu le moindre débat en dit long. Mais le fait que la SPD et les Américains puissent s’accorder sur le caractère plutôt superflu des B61 ne rend ni le partage nucléaire au sein de l’OTAN, ni les armes nucléaires, obsolètes. Elles restent centrales, au point de s’inviter dorénavant dans des domaines autrefois isolés du fait nucléaire.

Nouvelle ère nucléaire, nouveaux dangers

Si la pop culture européenne des années 1980 nous prédisait une fin certaine dans un cataclysme nucléaire, la situation à l’époque était, au moins théoriquement, plus maîtrisée qu’elle ne le paraissait. Comme Thérèse Delpech, ancienne Directrice des Affaires stratégiques du CEA a pu démontrer par le biais de son livre « Nuclear Deterrence in the 21st Century », les États-Unis et l’Union Soviétique avaient, à l’issue de crises multiples, développé tout un habitus complexe afin d’éviter le pire – une socialisation commune à la dissuasion par des urgences récurrentes. Aujourd’hui, trente ans après la fin de la Guerre froide, on constate que ces acquis devraient soit être renforcés en ce qui concerne les Russes et les Américains, soit qu’ils n’existent pas réellement, ce qui est le cas par exemple entre les Américains et les Chinois mais également entre d’autres puissances nucléaires. Pour compliquer plus encore la donne, entre la Russie et la Chine se concrétise sinon un partenariat stratégique au moins un mouvement de concertation qui met à l’épreuve la protection étendue des Américains sur leurs alliés autour du globe. Ainsi, illustrant ce propos, les grands mouvements militaires russes du mois d’avril vers l’Ukraine coïncidaient avec des démonstrations de force chinoises à l’encontre de Taiwan.

Ce qui inquiète tout particulièrement aujourd’hui au sujet des armes nucléaires est le risque accru d’escalade, volontaire ou non volontaire. Ceci est dû, d’une part, à une ambiguïté stratégique consciemment entretenue par certaines puissances nucléaires, comme récemment le Royaume-Uni à travers son « Integrated Review » publié en mars 2021. Sub-conventionnel, conventionnel et nucléaire semblent dorénavant liés dans un continuum de la guerre contemporaine. D’autre part, Rebecca Hersman nous alerte sur le risque d’enchainements involontaires. Le spectre de liens subis et imprévisibles entre aires stratégiques et géographiques guette, du fait des développements technologiques, surtout du numérique, des capacités militaires avancées à double usage, et de la façon indirecte d’exercer la puissance aujourd’hui. Non seulement le vocabulaire de la dissuasion n’a pas été utilisé pendant des décennies, mais il va falloir en inventer un nouveau pour cette nouvelle ère nucléaire. Ce qui se fait également sentir en Europe.

L’avenir de la dissuasion dans le cadre européen

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Toute ambition d’autonomie stratégique européenne rencontre tôt ou tard les questions suivantes :  est-ce que et comment la garantie de sécurité américaine doit et peut être compensée par une formule « européenne » crédible. Seulement, les discussions en la matière sont très délicates, et demandent un grand investissement diplomatique dans la durée. Plusieurs ouvertures françaises dans le passé – la dernière datant de janvier 2020 – sont pour le moment restées sans réponse concluante, du moins officiellement.

L’élément de la dissuasion constitue le rythme, plus au moins audible mais toujours présent, des coopérations en matière de défense en Europe. Il en constitue en quelque sorte l’aporie : les coopérations européennes se font ou ne se font pas à cause de l’implication américaine à travers l’OTAN, incarnation de la dissuasion élargie que les États-Unis procurent à l’Europe. Si on pouvait tenter un regard vers l’avenir, on pourrait supposer que les difficultés conceptuelles et politiques des réflexions sur la dissuasion dans le cadre européen, déjà grandes dans le passé, se sont encore complexifiées. Et ceci aura certainement des répercussions sur les ambitions européennes en matière de défense.

[1] ROCHE Nicolas, Conférence inaugurale du Master Relations internationales, Université Paris II Panthéon-Assas, Paris, 10 septembre 2018.