ThucyBlog n° 134 – Les pays du Golfe et la crise des Ouighours : les raisons d’un silence

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Par Rachid Chaker, le 31 mai 2021 

« La culture et les identités culturelles, qui au niveau le plus large sont les identités civilisationnelles, façonnent les schémas de cohésion, la désintégration et les conflits dans le monde post-Guerre froide ». Dans cet extrait de son ouvrage Le choc des civilisations paru en 1996, l’universitaire américain Samuel P. Huntington annonçait qu’après la chute de l’Union soviétique, une nouvelle ère des relations internationales allait s’ouvrir. Selon le professeur de science politique, le conflit idéologique opposant le libéralisme au communisme depuis la fin du second conflit mondial allait désormais laisser la place aux oppositions entre blocs culturels, au sein desquels la religion compterait parmi les facteurs déterminants. Comme le mentionne Huntington, plusieurs évènements survenus dans les années 1980 et 1990 ont pu en effet corroborer l’idée selon laquelle la dimension religieuse prenait une place croissante dans les relations interétatiques contemporaines. C’est notamment du point de vue des Etats musulmans que se focalise la thèse de l’universitaire, étayant en partie son propos par le soutien apporté par le royaume saoudien aux combattants opposés à l’Union soviétique en Afghanistan (depuis 1979), par le même soutien apporté aux Musulmans bosniaques en ex-Yougoslavie (dans les années 1990), ou bien la rhétorique panislamique développée par la République islamique d’Iran depuis la chute du Shah en 1979. Les récents attentats commis en Europe par des groupes se revendiquant de l’islam et affirmant lutter pour la prédominance de leurs valeurs religieuses face à un Occident « croisé » pourraient finir d’achever, à première vue, la démonstration.

Dans cette optique, les récentes révélations concernant l’existence de camps en Chine, où seraient concentrées voire torturées les populations ouighours, minorité musulmane de Chine vivant dans la province du Xinjiang, auraient dû, selon la vision huntingtonienne, générer des tensions croissantes entre la Chine de Xi Jinping et le bloc d’Etats majoritairement musulmans, avec à sa tête l’Arabie saoudite et l’Iran. Pourtant force est de constater qu’il n’en est rien. Bien au contraire. Face à ce qui semble être une politique au mieux autoritaire au pire génocidaire, le silence de plusieurs Etats majoritairement musulmans, pourtant habitués à soutenir les causes de peuples opprimés, est assourdissant. Pire, certains ont semblé accorder un soutien à la Chine dans sa politique vis-à-vis de la minorité ouighour. L’illustration la plus forte de cette nouvelle orientation fut donnée à l’occasion de la 44ème session du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, lorsque la délégation de la Biélorussie publia un communiqué notant « avec appréciation que la Chine a déployé une série de mesures en réponse aux menaces en accord avec les principes de sauvegarde des droits humains de tous les groupes ethniques au Xinjiang ». Le même communiqué affirme également apprécier « l’ouverture et la transparence de la Chine (…) en invitant plus de 1 000 diplomates, officiels, organisations internationales et personnalités religieuses à visiter le Xinjiang ». Surprise fut ainsi de constater que parmi les cosignataires de ce communiqué figuraient Bahreïn, l’Iran, l’Irak, l’Oman, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, autrement dit les principales puissances du golfe Persique. Alors que plusieurs de ces Etats se sont à plusieurs reprises positionnés comme des soutiens majeurs de la cause palestinienne, leur position quant aux actions de la Chine dans le Xinjiang est quelque peu inattendue. Dès lors, il apparaît nécessaire de questionner le pourquoi de ces prises de position, qui vont à revers de la doctrine développée par Huntington il y a maintenant presque trente ans.

La politique arabe de la Chine : principes de diplomatie alternatifs et réciprocité

Pour comprendre les raisons de ce silence voire alignement des principales puissances du Golfe sur les positions de Pékin dans la crise des Ouighours, il est nécessaire d’étudier les fondamentaux de la diplomatie chinoise dans le monde arabe et dans le Golfe en particulier. Dans cette optique, l’Arab Policy Paper publié par Pékin en janvier 2016 apporte un éclairage pertinent. Dans ce document publié dans le cadre d’une tournée effectuée par le président chinois Xi Jinping en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis et en Iran, Pékin dresse les contours des principes dictant sa diplomatie dans la région. Cette-ci repose sur plusieurs piliers, parmi lesquels figurent « le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats, l’engagement d’une non-agression mutuelle, la non-ingérence, l’égalité, la génération d’avantages réciproques et la coexistence pacifique ». A travers ce document, Pékin affiche ainsi une diplomatie se voulant à revers de celles pratiquées par les grandes puissances occidentales, mettant en avant sa volonté de ne pas s’immiscer dans les affaires internes des autres Etats, notamment sur les questions relatives aux droits de l’homme. C’est la raison pour laquelle la Chine s’est abstenue d’émettre la moindre critique à l’encontre de l’Arabie saoudite lors de l’affaire Khashoggi à l’automne 2018, ou bien à l’encontre de l’Iran lors des manifestations du début de l’année 2018. En contrepartie de cette non-ingérence se démarquant de la politique des puissances occidentales attachées à la promotion des droits de l’homme, les Etats du Golfe appliquent une réciprocité à Pékin en s’abstenant à leur tour de dénoncer les possibles exactions commises par la Chine, même lorsque des populations musulmanes font figure de principales victimes. La nature même de la relation entre la Chine et ses partenaires du Golfe est donc un premier facteur explicatif.

La Chine, un partenaire économique indispensable

Outre les convergences de vues en matière de diplomatie internationale, la Chine et les Etats du Golfe sont liés par un certain nombre de partenariats économiques créant de facto une interdépendance. Pour rappel, la Chine a signé dans le Golfe des Comprehensive strategic partnerships avec l’Arabie saoudite, les Emirats émirats et l’Iran. Des accords de moindre importance ont par ailleurs été signés avec d’autres Etats de la région (Oman, Qatar, Koweït et Irak). Rappelons que la Chine importe une grande partie de ses hydrocarbures du Moyen-Orient, et la région se trouve au cœur du projet de Nouvelles routes de la soie annoncé par Xi Jinping en 2013.

Du point de vue arabe, la Chine apparaît comme un débouché durable pour les exportations pétrolières de la région, à l’heure où l’allié américain est devenu à son tour un exportateur net d’énergie. Par ailleurs, outre les biens de consommation courante, l’industrie militaire chinoise permet de doter les armées du Golfe d’équipements refusés par les alliés occidentaux, notamment les drones de combat, Pékin assumant ainsi le rôle de « plan B » face aux réticences de l’Ouest. Concernant l’Iran, la dépendance à la Chine est encore plus prononcée. Téhéran, sous le coup des sanctions internationales depuis des années et renforcées par le retrait américain du JCPOA, l’accord sur le nucléaire, voit en Pékin une solution alternative pour importer des biens soumis à un embargo international. De même, la capacité des entreprises chinoises à ne pas tomber sous le coup des sanctions américaines permet le déploiement en Iran de technologies jusqu’alors soumises à des restrictions (5G…) et d’obtenir des financements pour le développement d’infrastructures (chemins de fer, etc.). Le récent accord stratégique signé fin mars entre la Chine et la République islamique témoigne du caractère vital de cette relation pour Téhéran.

Du fait de ces intérêts réciproques, aucune des parties n’a intérêt à voir une dégradation des relations bilatérales, quitte à faire l’impasse sur certaines considérations morales, l’Arabie saoudite et l’Iran acceptant de mettre de côté leurs statuts de puissances d’appui aux opprimés musulmans au profit d’une collaboration nécessaire et approfondie avec la Chine. Mêmes observations du côté de la Turquie, qui entretient pourtant une proximité historique et culturelle avec les Ouighours. Malgré quelques prises de position par le passé d’Ankara en faveur de cette minorité persécutée, Chine et Turquie ont récemment signé un traité d’extradition, suscitant l’inquiétude parmi les communautés ouighours exilées en Turquie. Bien que les autorités turques aient indiqué qu’aucun Ouighour ne sera extradé vers la Chine, cette position turque illustre l’ambiguïté de la situation dans laquelle se trouvent plusieurs puissances majoritairement musulmanes. Face à la géopolitique culturelle ou religieuse annoncée par Huntington se trouve la pure et simple realpolitik fondée sur la reconnaissance par chaque Etat de ses intérêts objectifs. Alors que de nombreux autres pays de la région se trouvent dans la même position (Egypte, Irak, etc.), force est de constater que cette victoire diplomatique de la Chine au Moyen-Orient constitue un tournant et illustre la réputation grandissante dont bénéficie l’Empire du Milieu dans une région traditionnellement considérée comme étant sous influence du grand rival américain.