Par André La Meauffe, le 7 juin 2021
Cinéma américain ? Cinéma mondial pourrait-on dire aussi, non seulement en raison de son expansion universelle et de sa domination sur l’Occident, mais aussi parce que sa naissance doit beaucoup à des apports extérieurs et principalement européens. Hollywood à ses débuts était un lieu où l’on parlait aussi volontiers yiddish ou allemand qu’anglais. Ce cinéma a été vivifié par nombre de migrants puis de réfugiés, venus d’Allemagne ou des espaces austro-hongrois, sans même parler des Britanniques comme Charlie Chaplin. Aujourd’hui ce sont encore des réalisateurs d’ascendance italienne qui contribuent à sa gloire. Le melting pot a particulièrement bien fonctionné pour ce creuset d’un art devenu une industrie, ainsi converti aux valeurs américaines. Sans doute sa prépondérance tend elle à s’éroder devant le développement du cinéma asiatique et d’autres plus locaux, cependant que le cinéma européen s’efforce de résister avec le soutien des modes de financement inspirés par la France.
La conquête des marchés culturels a été une entreprise étatique et nationale américaine, destinée à répandre au large l’image des Etats-Unis en la valorisant. Le phénomène a perdu aujourd’hui de son importance relative en raison d’une concurrence accrue mais aussi parce que le cinéma de façon générale est plutôt déclinant, désormais relayé par d’autres médias audiovisuels, la télévision et les séries, où se manifestent davantage la créativité des scénaristes et le talent des réalisateurs. Il n’en demeure pas moins que le cinéma a largement véhiculé les images de la puissance, illustre la puissance des images et continue à le faire. Sa géopolitique est largement américano-centrée. Voilà qui invite à s’interroger sur les caractéristiques essentielles de ce cinéma. L’une d’entre elles est la guerre au sens large, domestique, civile, sociétale, judiciaire, la guerre de tous contre tous. Sous la figure archétypique du duel elle est un grand ressort dramatique du cinéma américain. Mais la principale caractéristique a sans doute été soulignée par Norman Mailer lorsqu’il écrit que tout le cinéma américain est un cinéma de propagande. Il n’est sans doute pas le seul, puisque les régimes dictatoriaux ou totalitaires ont rapidement compris et exploité la valeur de cet outil de persuasion massive. Disons qu’il est le seul des pays démocratiques à l’avoir utilisé avec cette ampleur.
Une objection se présente aussitôt : aucun cinéma dans le monde ne diffuse davantage, à côté de films exaltant la puissance et les vertus américaines, le plus souvent sous forme héroïque et guerrière, de représentations négatives de sa propre société, dominée par le crime organisé, les discriminations, la violence, la cupidité, la corruption, les formes multiples d’injustice. L’Etat lui-même est souvent présenté comme une structure dangereuse, oppressive, inhumaine, au service de lobbies ou de complots obscurs, inspirés par des idéologies pernicieuses ou par des pouvoirs extérieurs menaçants. Aucune institution, justice, police, presse, finance, élus n’est épargnée. L’individu semble confronté à un cloaque dans lequel il est livré à lui-même. C’est un schéma classique que celui où l’on voit un personnage plongé malgré lui dans des tribulations auxquelles d’abord il ne comprend rien, rechercher vainement des soutiens publics qui se dérobent quand ils ne se retournent pas contre lui, avant de prendre conscience de la machination et d’en triompher – mais en réalité toutes ces épreuves constituent une autre forme d’hommage aux valeurs américaines et aux citoyens qui les incarnent. Ainsi la propagande américaine présente un double visage valorisant, même s’il peut être parfois contradictoire : celui de la puissance qui nourrit l’Etat, celui des valeurs qui alimentent la vertu des citoyens. Illustrons un peu plus avant les deux faces de ce Janus fondamentalement édifiant et bienveillant.
La puissance publique : la destinée manifeste, la cité lumineuse au sommet de la colline
Ces thèmes, qui correspondent à des devises américaines du XIXe siècle, ont accompagné la montée en puissance des Etats-Unis, d’abord par rapport à eux-mêmes, ensuite sur le plan international. Par rapport à eux-mêmes, c’est laFrontier, la conquête progressive de l’Ouest jusqu’au Pacifique, mais aussi vers le Sud au détriment du Mexique. Le mythe de la frontière est illustré spécialement par la saga des Westerns, cow boys et pionniers, devenue un genre à part entière. Un film comme L’homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Huston, 1962) montre le passage de l’état de nature à l’Etat de droit, et son héros, Tom Donilon alias James Stewart, est avocat. La frontière, c’est une composante de la « destinée manifeste », les Etats-Unis élus pour devenir un phare du monde. La cité brillante sur la colline, mantra de la rhétorique politique américaine, espérance du monde entier, en est également une illustration, cette fois à destination extérieure. Norman Mailer, encore lui, établit un lien intéressant entre la frontière et l’expansion du cinéma en Californie. Arrivés au Pacifique, les Américains n’ont plus de territoire à conquérir, la réalité s’épuise sous leurs pas. Reste l’imaginaire, et le cinématographe vient remplacer la terre, ouvrant l’infini de l’espace virtuel à la finitude de l’espace réel. Avec lui, le rêve américain prend forme universelle.
Le message de la puissance américaine, puissance collective, puissance bienveillante peut dès lors irradier. Son développement appelle la lutte, éventuellement la guerre. Les Etats-Unis n’y répugnent pas, et leur cinéma résonne d’héroïsme combattant. Pour autant, ils ont le plus souvent montré, dans la réalité comme dans les scénarios, une propension plus défensive qu’offensive. Cela remonte à leur naissance même, et la fameuse Tea Party était une réaction contre une offensive fiscale du Royaume-Uni. Dans cet esprit, ils se présentent volontiers comme le premier pays décolonisé, avec une sympathie de principe pour la libération des peuples. L’entrée dans la guerre de Sécession, liée à l’interdiction de l’esclavage, est exemplaire : Lincoln attend qu’un fort Nordiste soit attaqué par les Sudistes pour déclencher les hostilités. Dans le même esprit, l’implication des Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale fait suite à des attaques allemandes contre le pays, alors neutre. Quant à la Seconde Guerre mondiale, c’est le Japon qui la déclenche et c’est l’Allemagne qui déclare la guerre aux Etats-Unis, contrairement à ce que l’on pense souvent. Ce conflit a engendré un nombre considérable de films à la gloire de la puissance américaine, libératrice, espérée, attendue, admirée. Le jour le plus long (The Longest Day, collectif de réalisateurs américains, 1962) en est l’acmé, ou encore La bataille des Ardennes (Battle of the Bulge, Ken Annakin, 1965), parmi beaucoup d’autres.
Pour justifier la violence guerrière, il faut des ennemis. Le livre de Maxime Didat nous renseigne amplement en la matière. Il cite Alfred Hitchcock, selon lequel la qualité d’un film se mesure à celle du méchant. Cela est sans doute exact pour les films policiers, ou à suspense, mais pour les films à prétention historique, le manichéisme risque d’être contre-productif : en dehors des périodes de conflit proprement dites, la distance conduit à relativiser l’hostilité, et parfois la réconciliation mène à une présentation moins unilatérale. Il est ainsi intéressant de noter que dans les films consacrés à la Seconde Guerre mondiale à partir des années 1950, les Allemands ne sont pas du tout mal traités : combattants courageux, décents, conscients des excès du Führer, bref d’excellents partenaires de l’OTAN – alors que l’on sait que la Wehrmacht a commis partout des atrocités, exactions, massacres qui n’ont rien eu à envier à la criminalité des SS. La Seconde Guerre mondiale a donné au Pentagone une porte d’entrée pour contrôler et orienter les scénarios et mettre Hollywood au service de la propagande américaine – Casablanca (Casablanca, Michael Curtiz, 1942) est exemplaire. Il n’en est pas sorti et continue à suivre de près l’activité cinématographique, comme on a pu le constater dans la lutte contre le terrorisme islamique. La propagande est par exemple manifeste dans Argo(Ben Affleck, 2012), qui traite de la prise en otage de diplomates américains en Iran, ou dans Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012) sur la traque et l’exécution de Ben Laden.
Les ennemis des Etats-Unis au cinéma, ils sont aussi nombreux que variés. La gamme va de l’ennemi intime, intérieur (L’invasion des profanateurs de sépulture, Invasion of the Body Snatchers, Don Siegel, 1956), époque du Maccarthysme, jusqu’aux extraterrestres, avec par exemple La guerre des mondes (The War of the Worlds, Byron Haskin, 1953 ; War of the Worlds, Steven Spielberg, 2005) en passant par des Indiens scalpeurs et peinturlurés, des Latinos sales et braillards, des Japonais déloyaux et cruels, des Nazis inhumains et génocidaires, des Rouges totalitaires et sournois. On y trouve même de temps à autre quelques Français, lâches et vaguement traîtres, qui n’ont pas soutenu l’intervention américaine de 2003 en Iraq. Ce sont aussi des acteurs non étatiques, mafias intérieures mais aussi groupes criminels internationaux, trafiquants de drogue qui sapent en profondeur la société américaine, et bien sûr, dernier en date, le terrorisme international, principalement islamique. Dans tous ces cas, la puissance américaine est mise au défi, qu’elle soit minée de l’intérieur ou défiée de l’extérieur – et souvent les deux, les Etats-Unis, pays d’immigration multiforme, intériorisant souvent leurs ennemis et devant se protéger sur le plan interne autant que se défendre sur le plan international. Un pays qui incarne le Bien, qui doit combattre le Mal. Le Mal affronte un pays qui n’aspire qu’à vivre en paix et à montrer au monde la voie de la liberté, de la prospérité, de la recherche du bonheur – mais là les choses dérapent.
Tel que résumé jusqu’à présent, le cinéma américain pourrait sembler excessivement simpliste. Simpliste, il l’est parfois – la série des Rambo (Cinq films entre 1982 et 1999, avec des réalisateurs différents) et Sylvester Stallone, le M. Sylvestre des Guignols de l’info – mais il est généralement plus élaboré, disposant d’une armée de scénaristes professionnels habiles à compliquer les intrigues, à y intriquer parfois des cas de conscience, alterner moments d’émotion avec scènes de violence, à mettre en évidence des injustices flagrantes qui appellent réparations ou vengeances, lesquelles surviennent immanquablement. C’est la dramaturgie classique, celle des tensions aboutissant à un paroxysme puis à leur résolution qui rétablit l’équilibre du monde au profit de la puissance bienveillante. Sans doute pourrait-on trouver, à côté de ce mainstream, des œuvres transgressives ou dérogatoires qui présentent des situations plus ambiguës, comportent des messages plus complexes, mais elles sont très minoritaires. Par rapport à ces mécanismes bien huilés, conclus par un retour à la vie simple et tranquille au sein de la famille, ou par à un hommage au drapeau – Ouragan sur le Caine (The Caine Mutiny, Edward Dmytrick, 1954) par exemple –, la guerre du Vietnam vient introduire une fausse note, une discordance profonde et prolongée. Cette guerre, les Etats-Unis l’ont voulue, provoquée même en invoquant faussement une attaque du Vietnam du Nord, ils l’ont menée dans des conditions qui ont créé une crise nationale, et ils l’ont perdue. Avec l’assassinat du président Kennedy, ces deux événements signent la fin de l’innocence américaine, la remise en cause de la puissance publique – et le cinéma change de registre. A l’exaltation des vertus de l’Etat et des institutions succède celle des citoyens, y compris contre l’Etat.