Par André La Meauffe, le 10 juin 2021
Les vertus civiques : Satan, prince de ce monde, la lutte du Bien contre le Mal
Sans doute, même à l’époque de la bonne conscience américaine, existaient des films noirs, souvent des séries B, dans lesquels des détectives privés voire des policiers plus ou moins marginaux luttaient contre le crime et donnaient une image peu reluisante de la société du Nouveau Monde. Mais le cinéma, après quelques débordements, était tenu par le Code Hays (1930) pour la dimension sexuelle et par la nécessité de voir la loi et l’ordre triompher en toute hypothèse. Les transgressions étaient donc encadrées et devaient rester codées – ainsi l’homosexualité, ou la dénonciation du Maccarthysme. Rien de comparable avec le tremblement de terre culturel qu’a constitué le conflit vietnamien, surtout dès lors qu’il a mobilisé par conscription de jeunes américains, enflammant les campus – et Hollywood. S’y ajoute la libération des mœurs de la décennie 1960. L’ensemble conduit à la contestation non seulement d’un ordre moral mais aussi d’un système politique et social dont sont dénoncés l’hypocrisie et les faux-semblants. Ce sont les institutions publiques qui suscitent le doute, et se multiplient les films qui dénoncent le dévoiement de l’Etat, la corruption, les abus de pouvoir, le Watergate servant un peu de catalyseur à cette crise de conscience civique – Les hommes du Président (All the President’s Men, Alan J. Pakula, 1976) en sont une illustration éloquente.
Cependant, la structure fédérale de l’Etat permet d’écluser la contestation. Manifestations, émeutes, se déroulent dans un cadre municipal ou d’Etats fédérés et ne remontent pas au sommet de l’Etat. La séparation des pouvoirs assure en outre une certaine forme d’étanchéité entre eux. Qui dénonce les manigances de la présidence respecte le Congrès, qui s’attaque à la corruption des Sénateurs épargne la présidence ou la Cour suprême. Le système politico-institutionnel n’est ainsi jamais remis en cause dans son intégralité et la Constitution reste un texte sacré. On fustige les écarts, on demande plutôt que l’on revienne à ses principes. Le tableau dressé des élections est souvent peu reluisant, mais il est toujours au service d’une critique des dérives et d’un appel à la vertu civique. Reste l’Etat profond, les services de renseignement, tout un monde obscur et opaque, terre d’élection pour des complots et des manœuvres qui visent à déstabiliser, pervertir, corrompre les institutions officielles – Les trois jours du condor (Three Days of the Condor, Sydney Pollack, 1975). Cela s’attache aussi bien à la vie politique interne qu’à la conduite des relations internationales. S’y ajoute, de façon plus limitée, la crainte d’un coup d’Etat militaire – Sept jours en mai (Seven Days in May, John Frankenheimer, 1964) dans un pays où en réalité l’armée est toujours restée soumise au pouvoir civil, le président étant Commander in chief. Peut-être la crainte d’une contagion, la CIA étant historiquement une grande spécialiste des coups d’Etat militaires à l’étranger ? N’oublions pas non plus la frénésie nucléaire de certains militaires – Docteur Folamour (Dr Strangelove, Stanley Kubrick, 1964).
Au-delà des institutions publiques, visibles ou invisibles, les mœurs de la société civile sont également en cause, que ce soit sur le plan racial ou sur le plan économique. Sur le plan racial, le problème Noir existe depuis la formation même du pays. Il a entraîné la guerre la plus meurtrière qu’il ait connue, la guerre de Sécession. La question n’est toujours pas réglée, et les Noirs demandent la réalisation du rêve américain, non sa métamorphose. Pour autant, la métamorphose de la société est bien en cours, et ne concerne pas que la minorité afro-américaine. L’idéologie du melting pot est en fait abandonnée au profit du communautarisme, chacun dans son groupe, la non-discrimination collective se substitue à l’égalité individuelle. On ne voit pas ou très peu de couples mixtes dans les idylles cinématographiques, surtout désormais des séries télévisées. On s’attendrit sur les couples hispaniques, noirs, asiatiques qui correspondent à la normalité. Le cinéma nous montre aussi des membres des minorités visibles dans des positions de pouvoir – juges, chefs de la police, directeurs d’enquêtes… ce qui ne correspond que très partiellement à la réalité. En l’occurrence, le cinéma américain oublie son registre critique pour présenter une vision très idéalisée. Tout film américain a quelque chose d’édifiant. Le temps n’est plus de Devine qui vient dîner ce soir (Guess Who’s Coming to Dinner, Stanley Kramer, 1967), et l’apologie de la mixité raciale ne fait guère recette.
Cette remise en cause généralisée s’étend à d’autres institutions sociales privées, les grandes entreprises, les multinationales, les institutions financières. Nombre de films dénoncent les atteintes à l’environnement – Erin Brockovich, seule contre tous (Erin Brockovich, Steven Soderbergh, 2000) – les spéculations financières – Margin Call (Jeffrey McDonald Chandor, 2011) – la cupidité sans scrupules– L’affaire Thomas Crown (The Thomas Crown Affair, Norman Jewison, 1968) – voire les atteintes aux droits des travailleurs – Wall Street (Oliver Stone, 1987) – la truanderie des grands cabinets d’avocats – La firme (The Firm, Sydney Pollack, 1993). Il ne s’agit pas pour autant de contester le libéralisme économique et le capitalisme qui, après tout, nourrit Hollywood, et les dérives vers le socialisme sont très rares – Michael Moore par exemple. Il ne s’agit pas de dépasser le capitalisme mais de le moraliser, et pour cela on compte sur la justice. On ne semble rien attendre de décisions politiques pour modifier les lois afin de mieux protéger les consommateurs et les citoyens, que ce soit sur le plan fédéral ou fédéré. Ce sont des procès, class actions ou non, qui défendent les consommateurs et réparent les préjudices. Ces procès, grand ressort du cinéma américain, sont en outre des duels dans lesquels la procédure l’emporte sur le fond, et ils se présentent souvent comme le combat de David contre Goliath – Goliath, des multinationales avec leurs grands avocats, arrogants et retors, David, des victimes avec leurs petits avocats, souvent débutants, mais vertueux et résolus.
Sur ce plan, le cinéma offre de la société civile une image inversée de la société internationale, puisque David l’emporte en Amérique cependant que Goliath écrase ceux qui veulent lui résister au-dehors. Un point commun entre les deux sociétés cependant, une vision identique du monde, une vision largement biblique, inspirée par l’Ancien Testament, le monde comme géhenne, dont Satan est le prince. Mais le châtiment n’est jamais loin. Ainsi l’adultère entraîne souvent des catastrophes pour les coupables – que l’on songe à Le crime était presque parfait (Dial M for Murder, Alfred Hitchcock, 1954) ou à Liaison fatale (Fatal Attraction, Adrian Lyne, 1987). Les Etats-Unis, c’est la Bible plus la technologie, dont le cinéma. Le cinéma américain pourrait faire sienne cette déclaration de Charlie Oakley alias Joseph Cotten, tueur compulsif, à sa nièce qu’il va tenter d’assassiner : « Ce monde est une porcherie » (L’ombre d’un doute, Shadow of a Doubt, Alfred Hitchcock, 1943). L’individu est seul face à lui-même, éventuellement face à son Créateur, plus ou moins présent, et il arrive toujours un moment de vérité où il ne peut compter que sur ses propres forces. C’est particulièrement visible dans les Westerns, et Le train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) en est l’acmé – mais tous les genres du cinéma américain l’illustrent, policiers, guerriers, dramatiques, sociétaux, saut peut-être les comédies musicales. Ce moment de vérité conduit à l’interrogation sur ce qui est le Bien et le Mal et à la responsabilité de l’individu dans le choix.
C’est au demeurant un principe de la responsabilité pénale aux Etats-Unis : l’accusé était-il capable de différencier le Bien et le Mal ? Si c’est le cas, et s’il est coupable, son compte est bon. Mais le Bien et le Mal dépendent d’un jugement américain. C’est actuellement le cas avec le communautarisme, ou encore avec la guerre des sexes, la cancel culture, dont les Etats-Unis voudraient faire un modèle occidental, sinon universel. Nous voilà prévenus. Ils retrouvent sur cette base une vision messianique et se posent toujours en cité lumineuse au sommet de la colline. On peut y voir à l’inverse un apartheid civilisé, si tant est qu’il ne s’agisse pas d’une contradiction dans les termes. Cette cancel culture a au demeurant ses limites, et s’ils critiquent le colonialisme européen, ils n’envisagent pas de marteler les effigies de Washington ou de Jefferson, pourtant propriétaires d’esclaves. Une autre contradiction de cette conception par rapport aux valeurs américaines traditionnelles est de donner la préférence aux groupes par rapport aux individus. Déjà, se considérer comme un peuple élu, dont la destinée manifeste est de dominer est aussi peu compatible avec l’égalité interindividuelle qu’avec les principes du droit international. Les Etats-Unis ont cependant une immense qualité, la capacité de se critiquer eux-mêmes, notamment grâce à leur cinéma, et parfois avec esprit. Ave, Cesar !, film des frères Cohen (Hail, Caesar ! 2016) est ainsi un pastiche de tous ses genres, Western, comédie musicale, péplum, policier, espionnage, film politique entre autres, et Hollywood y est drolatiquement caricaturé, avec les dieux cachés que sont les producteurs, les contraintes vivantes que sont les religions, les tâcherons que sont les réalisateurs, les prédateurs que sont les journalistes, le bétail que sont les acteurs.