ThucyBlog n° 138 – Vers une dictature souveraine de la Commission européenne ?

Partager sur :

Par Markus C. Kerber, le 14 juin 2021
Professeur de finances publique et d’économie politique à l’Université technique de Berlin, fondateur du think tank Europolis

Par le biais d’un fonds contesté de « reconstruction et de résilience » le régime de Madame von der Leyen organise son ingérence institutionnalisée dans les domaines réservés aux gouvernements nationaux

Alors que le Général de Gaulle à juste titre interrogea sobrement à un moment historique: « Quelles institutions pour quelle Europe ? », la Commission européenne, sous une présidente qui fut le premier choix de Monsieur Macron, semble avoir déjà donné – à la place des peuples souverains – la réponse : un gouvernement central qui,  sous prétexte d’une destruction économique par la pandémie, a su s’emparer du droit de créer ses propres ressources en faisant appel aux marchés de capitaux pour la petite somme de 805 milliards d’euros et de redistribuer cette manne aux pays-membres de l’UE sous forme de cadeaux et de prêts bonifiés. Elle devient ainsi un acteur majeur dans la politique nationale dite de « reconstruction et résilience » parce qu’elle est un passage obligé d’évaluation de la pertinence de ces projets subventionnés. De plus, elle créera ce dont elle n’a jamais osé rêver avant la crise : une Direction du trésor – précurseur d’un ministère du budget – pour lever la dette et organiser son remboursement de 2027 jusqu’à 2058. Enfin, s’y ajoutera un pouvoir de chantage extraordinaire : les pays membres devront pendant toute la période de « reconstruction » compléter leur habituelle contribution d‘un montant de 0,6% de leur revenu brut national. Cette garantie dépasse largement la somme à rembourser. Elle assure à l’EU un fonds de garantie pléthorique. En même temps, l’UE s’arroge le droit de lever de « nouvelles catégories de fonds propres », c’est à dire une taxation du plastique, un impôt sur l’industrie digitale, une taxe sur les transactions financières et même un impôt sur toutes les entreprises ayant leur siège sur le territoire de l‘UE.

Alors qu’en France ce processus passe presque inaperçu, avalisé par une Assemblée nationale comme s’il s’agissait d’une augmentation de la TVA de 0,1 %, en Allemagne la révolte citoyenne ainsi que la dissidence politique dans le camp de la majorité parlementaire du Bundestag fait son chemin. Malgré la diversité politique des partisans de cette protestation, l’argumentation, surtout juridique, est presque identique :

  • L’UE n’aurait pas de droit de créer ses propres ressources et de lever des quasi-impôts. En effet, le texte de l’art. 311 TFUE dans son interprétation par la doctrine unanime en Allemagne est incompatible avec le projet de son endettement. S’y ajoute l‘incongruité financière d’utiliser plus de 50% de cette dette pour faire des transferts – donc des cadeaux – aux pays membres, surtout au sud de l’Europe.
  • L’UE n’a pas le droit de s’ingérer dans la politique économique des pays membres sous la forme d’évaluation et de contrôle de « plans de reconstruction et de résilience ». Étonnamment, la France n’a pas relevé cette atteinte à sa souveraineté.

En Allemagne un point crucial sera soulevé devant la Cour constitutionnelle : Si l’Allemagne souscrit l’engagement de garantir, en plus de ses contributions habituelles au budget, une somme de 0,6% de son revenu national, elle pourrait garantir à elle seule par ces versements la dette levée par la Commission au nom de l’Europe. Comme le prévoit la Décision relative aux ressources propres du 14 décembre, chaque pays restera souverain de se déclarer non disposé ou incapable d’honorer ses engagements. Ceci est considéré en Allemagne comme une invitation aux pays ayant des finances publiques fragiles de se retirer à leur gré, à savoir « souverainement », de cette obligation, bien entendu après avoir reçu les dotations de la part de la Commission dans le cadre de la « reconstruction et de la résilience ». La Bundesbank ainsi la Cour des comptes ont adressé des avertissements clairs au gouvernement et au Bundestag sur ce point.

En vain. Aussi la Cour constitutionnelle en est-elle maintenant saisie.

Au-delà du groupe parlementaire d’AfD, qui se jette sur tous les sujets pour réveiller son électorat, un groupement de 2 000 citoyens, mené par une cinquantaine de professeurs d’université, a formé un recours devant la Cour de Karlsruhe. En outre, en dernière minute, 7 députés dissidents de la CDU ont déposé un recours contre la loi de ratification de la décision sur les ressources propres du 14 décembre 2020[1]. Leur argument majeur : une garantie de l’Allemagne sur une somme de plus de 800 milliards, dont la réalisation dépendra de circonstances indépendantes de la volonté du Bundestag, ne devrait pas être ratifiée parce qu’elle court le risque de porter atteinte à la souveraineté budgétaire du parlement allemand. Ces plaignants, menés par la députée chrétienne-démocrate Pantel, ont en leur faveur une jurisprudence bien établie de la Cour constitutionnelle allemande, selon laquelle ce droit budgétaire – noyau dur de la démocratie – restera intouchable et ne devra pas être mis en jeu. Il est vrai que la Cour dans son fameux arrêt « Lisbonne » le 30 juin 2009 a explicitement averti le Bundestag : la responsabilité budgétaire du Parlement ne pourrait pas être mise en cause, même par une modification législative de la loi constitutionnelle. La démocratie comporte cette prérogative de façon inaliénable. Elle ne sera jamais à la disposition du parlement.

Le coup d’État de la Commission mené sous prétexte de la pandémie pour amplifier et rendre ses pouvoirs autonomes s’inscrit dans une tradition de violations des traités, aidées et parfois initiées par le pouvoir parisien. Rappelons l’histoire :

  • D’une part le sans-gêne avec lequel les élites bruxelloises ont violé les règles des traités à l’initiative d’hommes politiques français tels que M. Sarkozy, Mme. Lagarde, M. Strauss-Kahn afin de communautariser de larges pans de la politique fiscale. Dans ce domaine, Mme. Lagarde a été la plus honnête lorsqu’elle a déclaré avec fierté en 2010 qu’elle avait violé les traités pour sauver l’euro. Les risques induits par cette violation des traités sont perçus de manière attentive par les Allemands dans la mesure où ils ont des conséquences significatives sur la solvabilité (« Bonität ») allemande[2].
  • D’autre part, la dynamique ininterrompue de mutualisation, incompatible avec l’interdiction du bail out de l’art. 125 TFUE, voulue par le président français pour réaffirmer la prétendue alternative entre « plus d’Europe » ou l’écroulement de celle-ci.

La politique de chantage des instances bruxelloises et de l’establishment français autour du président Macron, « soit plus d’Europe soit l’écroulement » a abouti à la création d’une opposition de droite nationale en Allemagne qui aurait été impensable il y a quelques années. Parallèlement, même les Allemands pro-européens commencent à s’interroger sur la finalité d’une évolution institutionnelle initiée et conduite par la Commission européenne dans son propre intérêt – mais sans la moindre consultation préalable des peuples européens.

[1] Décision (UE, EURATOM) 2020/2053 du Conseil du 14 décembre 2020 relative au système des ressources propres de l’Union européenne et abrogeant la décision 2014/335/UE, Euratom ; Journal officiel de l’Union européenne du 15 décembre 2020, L424/1

[2] Le premier mécanisme de sauvetage de l’euro (EFSF) comprend pour l’Allemagne un risque de 146 milliards d’euros. Par le biais de l’ESM, c’est un risque de 190 milliards d’euros qui a été induit.