ThucyBlog n° 139 – Sur le front de la guerre non-linéaire

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Par Dominique d’Herbigny, le 17 juin 2021
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire

De Tolstoï à Sourkov

« L’escrimeur qui exigeait que le combat eût lieu selon toutes les règles de l’art était les Français ; son adversaire qui avait jeté son épée et s’était armé d’un gourdin était les Russes ; ceux qui s’efforcent de tout expliquer selon les règles de l’escrime sont les historiens qui ont écrit sur cet événement ». C’est ainsi que Tolstoï résumait, dans Guerre et Paix, le combat asymétrique que livrèrent les forces russes contre la Grande Armée en retraite en octobre-novembre 1812.

Cette image évoque la guerre dite « hybride » conduite par la Russie dont nul esprit lucide et rigoureux ne peut plus nier la conduite depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine et les actions de déstabilisation auxquelles se livrent les serviteurs du Kremlin au cœur même des démocraties occidentales.

Contre ses adversaires, la Russie recourt désormais simultanément ou de manière combinée mais asymétrique, à des mesures de dissuasion, de défense et des options de coercition nucléaires et conventionnelles, ainsi qu’à des méthodes et des moyens non-militaires. Elle joue ce faisant sur une gamme élaborée de moyens : gesticulation militaire aux frontières orientales de l’OTAN et de l’UE, action clandestine au cœur de nos démocraties, ouvertures diplomatiques en direction de quelques grandes capitales, action humanitaire, utilisation de supplétifs et de mercenaires de sociétés militaires semi-privées en Syrie, en Libye ou en République centrafricaine.

Comme l’a écrit en 2014 Natan Dubovitsky, nom d’auteur de Vladislav Sourkov, ancien proche conseiller et « metteur en scène idéologique » du chef de l’État russe Vladimir Poutine, dans une nouvelle de science-fiction intitulée « Sans Ciel » : « Fondamentalement, la guerre était à présent comprise comme un processus, ou plus exactement comme faisant partie d’un processus, sa phase aigüe, mais peut-être pas la plus importante ».

« Il n’y a pas de doctrine Guérassimov »

Dans les milieux diplomatico-militaires ainsi que chez certains experts de la Russie, l’on parle volontiers de la « doctrine Guérassimov », du nom du chef d’état-major des armées russes, à propos de la conceptualisation de cette guerre totale, protéiforme et non déclarée à laquelle se livre la Russie.

Les éléments de langage des diplomates russes l’assurent pourtant : il n’existe pas de doctrine Guérasimov. Même l’expert britannique sur la Russie, Mark Galeotti, qui avait le premier rendu l’expression populaire le reconnaît, cette histoire de guerre hybride ne serait que le fruit de l’imagination maladive et russophobe de l’esprit occidental.

Comme toujours dans le mensonge et la propagande russe, et avant elle soviétique, il y a bien un élément de vérité dans cette assertion : la « guerre hybride » correspond davantage à une sémantique en vogue dans les think tanks occidentaux qu’à la réalité plus prosaïque de la pensée des stratèges moscovites.

De la guerre totale à la guerre non linéaire, entre armes de destruction massive et armes de corruption massive

En effet, derrière le concept de guerre hybride, c’est en réalité une actualisation de la guerre non-linéaire déjà bien théorisée et pratiquée par les Soviétiques qu’il faut reconnaître. Loin de la rupture parfois présentée par les experts en mal de concepts nouveaux, il y a continuité conceptuelle et opérationnelle des méthodes russes actuelles avec celles de l’URSS. Celle-ci s’exprime toutefois à un degré supérieur de coordination et d’agressivité visible et en fonction des possibilités nouvelles offertes par les nouvelles technologies et des vulnérabilités occidentales mieux connues, mieux exploitées ou tout simplement créées (via la compromission, la corruption ou des contrats apparemment commerciaux).

Aux armes de destruction massive s’associent les armes de corruption massive de l’oligarchie poutinienne issue des services de sécurité, qui a su utiliser la mondialisation pour globaliser le théâtre d’opération des méthodes et intérêts du capitalisme d’État russe. La Russie globalisée de Poutine n’est prisonnière ni de limites géographiques ni d’un contenu idéologique fixe.

Sur le plan militaire, la dissuasion, le déni d’accès et l’interdiction de zone (ou « A2-AD », acronyme anglais pour Anti-Access/Area Denial), ainsi que la pression russe s’exercent par une modernisation continue de l’armement conventionnel mais dans la continuité d’un parapluie d’armes nucléaires elles-mêmes modernisées voire inédites (comme le « Poseïdon », l’arme à provoquer des tsunamis radioactifs comme l’ont présentée les médias). Les stratégies A2/AD sont des stratégies mises en place pour empêcher un adversaire à la fois de pénétrer et de manœuvrer dans une aire géographique. Ces stratégies sont utilisées par les forces armées russes dans le contexte de développement de capacités asymétriques contre un adversaire supérieur, les États-Unis, et trouvent d’ores et déjà à s’appliquer en Arctique, en Baltique et en Crimée annexée. Elles reposent sur la mise en place de bastions militaires dotés de systèmes anti-aériens, antinavires et de capacités duales conventionnelles et nucléaires de type missiles Iskander.

Des « armes à information dirigée »

S’articule en permanence à ces efforts militaires une « guerre silencieuse » (« Quiet War ») reposant simultanément sur l’informationnel, le militaire, le paramilitaire, la diplomatie (le ministère russe des Affaires étrangères agit mais ne fixe pas l’agenda), le politique et l’économie. Sur le plan informationnel, le concept privilégié est l’« informationnoe protivoborstvo » (souvent traduit par « confrontation informationnelle » mais avec une connotation défensive) qui repose de manière simultanée sur l’offensive et la défensive et qui n’opère guère de distinction entre le temps de la guerre et le temps de la paix.

Dans un entretien télévisé de 1984, le transfuge soviétique Youri Bezmenov (mort à 54 ans d’une crise cardiaque comme tant d’autres défecteurs de l’ex-URSS) a expliqué que ce nouveau type de guerre reposait bien moins sur l’espionnage que la subversion idéologique, suivant un processus progressif en quatre phases (démoralisation, déstabilisation, crise, normalisation) consistant, grâce à des « mesures actives », à modifier la perception de la réalité chez l’adversaire afin de le rendre incapable de se défendre efficacement le moment venu.

Bien sûr les services demeurent actifs en tout temps, le rôle de premier plan sur le plan de l’action revenant au renseignement militaire russe (GRU, de l’ingérence jusqu’à des actes s’apparentant au terrorisme –que ce service avait pour fonction de promouvoir à l’époque soviétique dès lors qu’il ciblait les Occidentaux), particulièrement décomplexé et agressif.

Les ressorts de la politique agressive de Moscou ne se résument pas aux considérations de politique intérieure (survie et sanctuarisation du régime) même si celles-ci sont puissantes. Ils sont en réalité rendus difficiles à interpréter par l’entremêlement d’intérêts privés et d’idéologie d’État russe y compris au plan régional et au-delà.

Comment dissuader la guerre non-linéaire ?

Face à cette guerre en temps de paix et à la diversité de moyens mis en œuvre, la dissuasion est difficile à exercer.

Les sanctions ne peuvent à elles seules constituer un effet dissuasif. Celles qui ont été imposées depuis 2014 ont causé des dommages importants au régime russe, mais ne suffisent pas et présentent des limites évidentes : elles ont été en partie neutralisées par divers moyens (contournements, constitutions de réserves, captation de nouveaux marchés et fournisseurs, etc.) et ont de fait renforcé le réflexe nationaliste dans la population russe.

Dès lors, dans la limite de la volonté et des contraintes de tous ordres qui s’imposent à l’Occident, dissuader la Russie supposerait de se déployer davantage sur son propre terrain, c’est-à-dire sur l’ensemble du large spectre d’actions investi par Moscou. L’Ouest souffre en effet de penser en silos, à court terme et en se fixant des limites qu’il est de plus en plus seul à respecter. A la veille du prochain Sommet de l’OTAN, qui devrait sceller le 14 juin les retrouvailles transatlantiques promises par l’Administration Biden, il serait temps d’y remédier.