ThucyBlog n° 140 – L’Égypte, une puissance gazière en Méditerranée orientale ?

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Par Manon Laroche, le 21 juin 2021 

Les eaux qui bordent l’Egypte et la composent sont plus que jamais au cœur de l’attention régionale. Les frontières maritimes de l’Egypte représentent près de 3 000 km de côtes, bordant la mer Méditerranée au Nord, les golfes de Suez et d’Aqaba, respectivement situés à l’Ouest et à l’Est du Sinaï, et enfin la mer Rouge à l’Est du pays. En son cœur, le Nil traverse le pays depuis le Sud jusqu’aux ramifications dans le Delta menant à la mer du milieu[1], la Méditerranée. C’est bien cette dernière qui aujourd’hui attire toutes les convoitises dans sa partie orientale, depuis les récentes découvertes de champs gaziers et les différentes campagnes d’exploration entamées. Avec ses infrastructures et la découverte de gisements au large de ses côtes, l’Egypte semble avoir les cartes en main pour devenir une plateforme gazière régionale.

L’ombre d’Eastmed s’éloigne

Depuis le début des années 2000 et les découvertes de différents gisements de gaz exploitables et prometteurs en Méditerranée orientale, les pays frontaliers se sont engagés dans des processus de négociations afin de réguler l’exploitation de leurs réserves. Tamar, Leviathan, Aphrodite ou encore Zohr, respectivement dépendants des Etats israélien pour les deux premiers, chypriote et égyptien, sont les champs gaziers les plus attractifs de la zone.

Forts de ces différentes découvertes, Nicosie, Athènes et Tel Aviv se sont ainsi rapprochés au sein du projet EastMed, lancé en 2018, avec une volonté affichée de structurer l’exploitation et la distribution du gaz dans la région. Ce projet prévoit la création d’un gazoduc long de 2 000km, et qui devra transporter entre 9 et 11 milliards de m3 de gaz par an depuis les réserves offshores de Chypre et Israël, vers les marchés européens, en transitant par la Grèce et l’Italie. Un premier accord a été ratifié en janvier 2020 pour débuter les travaux de ce gazoduc et l’Union européenne avait d’ailleurs intégré ce projet dans ceux dits d’intérêt commun, c’est-à-dire jugés essentiels pour le marché européen dans le domaine de l’énergie. Les enjeux de cette initiative sont multiples pour les Etats du pourtour méditerranéen et pourraient permettre à l’UE de diversifier ses sources d’approvisionnement et de dépasser la dépendance aux importations russes notamment.

Pourtant, malgré un enthousiasme partagé dans les premiers mois, le projet peine à voir le jour pour différentes raisons. Le ralentissement du marché mondial du gaz depuis 2020 lié à la pandémie de la covid-19 a entrainé une baisse des prix du gaz naturel, affectant la rentabilité de cette énergie fossile. Dans ce contexte, le financement d’un tel projet par l’Union européenne qui en serait le principal bénéficiaire semble s’éloigner, d’autant que cette dernière s’est engagée dans une politique de moindre financement des projets d’extraction de combustibles fossiles. Si dans un premier temps, le gaz semblait faire figure d’exception, la question de la rentabilité d’un tel projet sème le doute, dans les circonstances actuelles que nous connaissons. Une politique plus pragmatique se met en place depuis plusieurs mois, et encourage l’utilisation d’infrastructures déjà en place, en particulier les gazoducs et usines de liquéfaction, qui devrait profiter à l’Egypte.

L’exportation en ligne de mire

L’Egypte semble peu à peu s’imposer régionalement comme un acteur énergétique de premier ordre. Longtemps exportatrice, Le Caire avait commencé à importer du gaz du Qatar ou encore de l’Arabie saoudite à partir de 2014 dans le contexte d’une hausse croissante de la demande domestique, d’une diminution des capacités de production des anciens champs gaziers égyptiens et des attaques à répétition du gazoduc terrestre dans la région du Sinaï. Ce gazoduc, le « Arab gas pipeline » relie la ville égyptienne el-‘Arish à la Jordanie, la Syrie et le Liban, sans passer par Israël. Tombé en désuétude du fait de nombreux sabotages, le gaz transitait plus difficilement entre les différents Etats.

Si les découvertes de gisements en Méditerranée orientale ont attiré l’attention depuis la découverte du premier gisement Tamar en 2009, puis Leviathan un an plus tard, c’est bien celle du gisement égyptien de Zohr en 2015 qui a rebattu les cartes. Situé à une profondeur de quelques 4 000 mètres, ses réserves de gaz découvertes par la compagnie pétrolière italienne ENI, sont estimées à 850 milliards de mètres cubes (à titre de comparaison, 600 milliards de mètres cubes pour Leviathan), faisant de ce champ gazier « la plus grande découverte de gaz jamais faite en Egypte et en mer Méditerranée ».

Cette découverte a permis à l’Egypte d’assurer son auto-suffisance gazière dès 2019 dans un premier temps, et d’autre part, de redevenir une puissance exportatrice. Elle peut notamment compter sur les gazoducs déjà existants qui desservent la Jordanie (le Arab Gas Pipeline, terrestre), ou encore Israël (el-‘Arish-Ashkelon pipeline, maritime). En effet, depuis 2018, l’Egypte réexporte du gaz à destination de la Jordanie et depuis janvier 2020, l’Egypte reçoit du gaz israélien qu’elle réexporte vers le marché européen.

L’Egypte au cœur des négociations et du transit mondial

Cette position centrale et ascendante lui est reconnue par les autres Etats de la région comme cela s’est notamment illustré avec le choix du Caire comme siège de l’Eastern Mediterranean Gas Forum (Forum du gaz de la Méditerranée orientale). Devenu une organisation internationale depuis 2021, le Forum rassemblait initialement sept Etats : Chypre, la Grèce, l’Egypte, Israël, l’Italie, la Jordanie et les territoires palestiniens. La France a rejoint le groupe, et les Etats-Unis ont obtenu un statut d’observateur à l’occasion d’une réunion des membres du Forum en mars 2021. Les objectifs définis dans la Charte du Forum sont de renforcer la coopération entre les Etats membres, de réduire le coût des infrastructures, et de créer un marché commun du gaz tout en veillant au respect du droit international dans la gestion des ressources gazières. Si les négociations multilatérales entre ces pays se sont nettement améliorées et accélérées, le cadre du Forum a également permis le renforcement du bilatéralisme, avec de nombreux engagements pris dans le cadre de traités bilatéraux, dont l’Egypte a su pleinement profiter.

En effet, l’Egypte possède un avantage comparatif majeur sur les pays de la région avec la présence sur son territoire de deux usines de liquéfaction. Ces deux ports méthaniers dans les villes d’Idku (إدكو en arabe) et de Damiette (دمياط en arabe) sont destinés à l’exportation du GNL (gaz naturel liquéfié). Ils permettent à l’Egypte de recevoir du gaz naturel de ses propres champs gaziers, ainsi que de ceux des pays alentours, puis de les exporter en plus grande quantité vers les marchés européens. Le gaz naturel, une fois liquéfié dans ces terminaux de liquéfaction, peut ensuite être transporté sur des méthaniers, à destination des terminaux européens. Le mode de transport par la voie maritime, qui semble être de plus en plus privilégié dans le transport du gaz mondial, ne fait pas exception dans cette région, où les enjeux de sécurisation des gazoducs terrestres sont devenus cruciaux.

Cependant, le coût de construction de telles infrastructures de liquéfaction est tel que les pays se tournent davantage vers des infrastructures déjà existantes. Un accord a été signé en ce sens entre Le Caire et Nicosie en 2018 pour construire un gazoduc qui acheminera le gaz depuis le champ gazier chypriote d’Aphrodite vers Idku et Damiette. Dernièrement, l’Egypte et Israël se sont mis d’accord le 21 février 2021 pour créer un pipeline sous-marin entre le gisement Leviathan et les terminaux égyptiens. Il s’agit de développer un gazoduc direct depuis Leviathan jusqu’à Damiette et Idku dans un premier temps, puis depuis le gisement Tamar. Un autre scénario envisagé est de relier ce gazoduc à celui déjà existant entre Ashkelon et el-‘Arish (el-‘Arish-Ashkelon pipeline). Si ces projets se concrétisent, l’Egypte deviendrait un véritable « hub » énergétique et un lieu de passage incontournable.

Le gaz, moteur diplomatique 

La géopolitique du gaz a permis des réchauffements diplomatiques difficilement envisageables, du moins officiellement. Depuis la découverte des champs gaziers israéliens et égyptiens, plusieurs rencontres ont eu lieu entre les diplomates de ces deux Etats sur des questions énergétiques. L’accord du 21 février 2021 a notamment été signé à Jérusalem, en présence du ministre égyptien du Pétrole et des Ressources minières, Tareq el-Molla, venu pour soutenir le Forum. En janvier 2020 déjà, l’Egypte avait commencé à recevoir du gaz naturel d’Israël, à destination des marchés européens. Pour la première fois, le pays recevait des importations du pays voisin, marquant un réchauffement officiel. Ces rencontres plus nombreuses auraient également permis d’envisager une avancée potentielle sur l’approvisionnement en gaz des Palestiniens, pour le moment écartés des bénéficiaires principaux des découvertes des champs gaziers. Le Caire et Tel Aviv ont également renforcé leur coopération sécuritaire afin de faire face au risque latent d’attentats dans les zones lacunaires du Sinaï où transite le gazoduc reliant les deux pays. Une telle coopération officielle aurait été inenvisageable il y’a encore quelques années.

Quant à la Turquie, isolée de ces différentes négociations régionales, elle a décidé de mener une politique plus offensive. En novembre 2019, la signature d’un accord maritime entre Ankara et le gouvernement tripolitain de Fayez el-Sarraj est venu redessiner les frontières des deux Etats en étendant sensiblement leurs plateaux continentaux en Méditerranée. Les relations entre la Turquie et les pays du pourtour méditerranéen sont alors devenues exécrables.

Consciente du danger d’un tel isolement, et tributaire des approvisionnements en gaz de la Russie, la Turquie cherche activement des débouchés énergétiques et multiplie les opérations d’intimidation en mer à l’encontre des compagnies de forages, notamment américaines et européennes.  Cette situation a d’ailleurs encouragé la Grèce, l’Egypte et Chypre à signer le mois dernier un traité de coopération tripartite pour renforcer la coordination militaire de leurs armées face aux menaces en Méditerranée orientale.

Ankara est surtout méfiante à l’égard d’un trop grand rapprochement entre la Grèce, l’Egypte et Israël. C’est en ce sens qu’on peut comprendre en partie le changement d’attitude récent d’Ankara à l’égard du Caire. Alors que les négociations semblaient définitivement rompues entre la Turquie d’Erdoğan et l’Egypte du maréchal al-Sissi, la Turquie s’est récemment dite prête à négocier un accord de délimitation avec l’Egypte en Méditerranée orientale, si les relations venaient à s’améliorer. L’Égypte aurait, selon Ankara respecté les plans de délimitation entre la Libye et la Turquie, dans l’accord que Le Caire a signé avec Athènes à l’été 2020 sur la délimitation de leurs frontières maritimes. Ce réchauffement pourrait également s’expliquer par le changement de donne en Libye et la formation annoncée d’un nouveau gouvernement intérimaire d’union nationale en mars 2021, dépassant les antagonismes entre le soutien égyptien au général Khalifa Haftar et les soutiens matériel et humain de la Turquie au gouvernement d’alliance nationale de Fayez el-Sarraj.

En l’espèce, ces mains tendues conditionnées à de nombreuses potentialités dans les mots ne devraient pas se concrétiser tout de suite, face aux trop gros antagonismes qui opposent ces deux pays. Pour autant, l’Egypte pourrait tirer avantage d’une relation apaisée avec la Turquie, où les critiques à l’encontre du Président égyptien étaient légions depuis 2013 et la chasse aux Frères Musulmans qui s’en est suivie.

[1] En arabe, la Méditerranée est appelée «البحر الابيض المتوسط » sous son appellation la plus longue, ce qui signifie littéralement « la mer blanche du milieu ».