ThucyBlog n° 141 – Le renseignement, un nouvel acteur majeur des questions climatiques ?

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Par Estéban Georgelin, le 24 juin 2021 

Face à l’urgence annoncée, les scénarios catastrophes issus des conséquences du réchauffement climatique s’empilent sur les bureaux des décideurs politiques. En transformant les systèmes naturels, l’augmentation des températures moyennes provoquée par une émission excessive de gaz à effet de serre fait advenir un grand nombre de sous-phénomènes à risque pour les populations, les infrastructures et les institutions. Dans ce contexte de risques structurels, la question de la contribution des services de renseignement se pose pour certains États occidentaux.

En effet, le rapport commandé par le G7 sur les risques et sources de conflits induits par le changement climatique en donne notamment sept majeurs : une compétition exacerbée pour l’accès aux ressources locales ; une plus grande insécurité des moyens d’existence et des migrations accrues ; une augmentation exponentielle des catastrophes naturelles et événements météorologiques extrêmes ; une forte volatilité des prix de l’alimentation ; la complexification de la gestion des eaux transfrontalières ; l’élévation du niveau de la mer et la dégradation des littoraux et, enfin, des effets potentiels non intentionnels des politiques climatiques. Ces risques posent donc un défi d’envergure aux décideurs politiques voulant s’en prémunir. Pour le relever, certains mobilisent leurs services de renseignement, alliés naturels du pouvoir exécutif dans la compréhension des menaces existantes et dans l’anticipation des risques à venir.

Le renseignement, allié naturel des décideurs face aux risques

L’idée d’une contribution des services de renseignement à la lutte contre le réchauffement climatique invite à se pencher sur les missions fondamentales du renseignement. Loin d’être de simples collecteurs ou agrégateurs de données, les services participent de la construction de politiques publiques efficaces par leur capacité à traiter et analyser des informations pouvant permettre d’obtenir des avantages déterminants. De même, ils contribuent à l’anticipation des menaces et à la prévention de la surprise stratégique. À ce titre, dès lors qu’il est établi que le réchauffement climatique est générateur de risques susceptibles de menacer des intérêts stratégiques nationaux ou de mettre en péril la stabilité des institutions, il n’est pas incohérent que des responsables politiques mobilisent les services de renseignement.

En effet, dans son rôle d’anticipation et de prévention, le renseignement peut contribuer à identifier, en amont des changements, les zones les plus susceptibles de voir naître des conflits en raison d’une raréfaction des ressources, de déplacements de population ou de catastrophes naturelles. De même, dans leurs fonctions d’accompagnement des décideurs par l’analyse au long cours, les services de renseignement peuvent contribuer à éclairer et enrichir le processus de construction de la décision en matière climatique, comme ils le font aujourd’hui sur des sujets économiques, sanitaires ou sociaux. De fait, ces services sont mobilisables tant dans la lutte contre le réchauffement climatique que dans l’anticipation et la gestion de ses conséquences. Enfin, si de telles analyses peuvent également être effectuées par d’autres institutions ou par des organismes non gouvernementaux, la capacité des services de renseignement à produire des rapports destinés à l’action ainsi que leur bonne connaissance du travail des décideurs politiques en font des interlocuteurs privilégiés du pouvoir exécutif et de l’administration.

L’orientation d’une partie des moyens des services vers une contribution à la lutte contre les causes ou les conséquences sécuritaires du réchauffement climatique s’envisage au regard de leurs expertises et de leurs capacités techniques et humaines. À ce titre, peu d’administrations disposent des savoir-faire et des personnels capables de produire des analyses utiles aux décideurs à partir de données scientifiques disponibles en source ouverte, de moyens techniques complexes comme l’imagerie satellite et de données issues de la coopération internationale avec les services étrangers.

Premières tentatives et difficultés politiques

L’avantage que peut conférer la contribution des services de renseignement a été bien compris par certains décideurs depuis le début des années 1990. Aux États-Unis, un certain nombre de programmes ont été créés pour permettre la contribution des services de renseignement ou, du moins, l’exploitation par des experts des données qu’ils collectent. Toutefois, la quasi-totalité de ces projets ont fini par être clôturés au gré des changements d’administrations en raison de désaccords politiques sur le changement climatique et sur le rôle des services de renseignement.

Ainsi, dès 1993, le programme MEDEA a permis une première coopération entre scientifiques et services de renseignement. Il offrait alors à des experts triés sur le volet la possibilité d’accéder aux données collectées depuis le début de la Guerre froide et qui pouvaient contribuer à une meilleure connaissance du climat. Ces données de natures diverses et recouvrant une large épaisseur de temps permettaient de mettre à profit les immenses moyens du renseignement américain. Jugé non essentiel, il est fermé dès les premiers mois de l’administration Bush en 2001. Rouvert en 2010 par la volonté politique d’une nouvelle administration, il relance la coopération en matière d’analyse climatique. Plusieurs autres projets sont ainsi créés, au premier rang desquels le Center on Climate Change and National Security à la CIA en 2009. La même année, le changement climatique figure pour la première fois dans le Worldwide Threat Assessment émis par le directeur du renseignement national au nom de la communauté du renseignement. Ce centre est pourtant fermé en 2012 lors d’une restructuration budgétaire et le MEDEA subit le même sort, pour la seconde fois, en 2015, étant estimé que sa mission était accomplie.

Source de tensions politiques et de désaccords de principe entre administrations aux États-Unis, la contribution des services de renseignement à la prévention et à la lutte contre le changement climatique n’a pas gagné le débat public français sous la même forme. En France, c’est davantage la participation des armées dans leur ensemble qui est discutée. En ce sens, en 2019, 43 députés de la majorité présidentielle ont signé une tribune appelant à considérer le climat comme un enjeu de sécurité nationale et ont demandé une intensification des efforts des armées. Celles-ci ont par ailleurs mené plusieurs projets de réflexion globale sur le sujet ayant permis la création d’une mission confiée à l’IRIS en 2017. Plusieurs rapports ont depuis été produits et publiés sur ce thème. Toutefois, la question de la contribution spécifique du renseignement ne semble pas avoir été posée dans le débat public.

Vers un changement de perspective

Depuis un an, le débat gagne en intensité aux États-Unis et au Royaume-Uni. En 2020, un Climate Security Advisory Council a été créé pour faciliter les échanges au sein de la communauté du renseignement américaine. Il a été renforcé d’un National Academies Climate Security Roundtable pour fluidifier les relations avec des scientifiques spécialistes du climat. Pourtant, selon Michael Morell, ancien directeur adjoint de la CIA, le changement climatique n’est pas une priorité pour ces services. De même, dans un rapport concernant les capacités du renseignement étasunien vis-à-vis de la Chine, le House Intelligence Committee a noté que les services américains ne se sont pas suffisamment adaptés à leur environnement géopolitique et n’ont pas suffisamment pris en compte certaines menaces relevant de la santé publique et du changement climatique.

Ces derniers mois, plusieurs contributions dans des médias spécialisés sur les questions de défense ont appelé de leurs vœux une plus forte contribution des services de renseignement. La mise en place de l’administration Biden, supposée plus prompte au renforcement des moyens de la lutte contre le réchauffement climatique, a notamment été vue comme un élément décisif. Pour Erin Sikorsky, directrice adjointe du Center for Climate and Security, la communauté américaine du renseignement ne traite pas encore le réchauffement climatique comme une priorité et doit, pour ce faire, intégrer l’analyse de la sécurité climatique à l’ensemble des équipes existantes. Les déclarations de la nouvelle directrice nationale du renseignement, Avril Haines, considérant que le changement climatique est un « défi qui définira la prochaine génération » font écho à cette volonté. De même, Richard Moore, nouveau directeur du MI6, a déclaré que son service était impliqué dans des opérations de renseignement liées au changement climatique.

Alors, ces récentes évolutions laissent augurer un changement de perspective. Si les déclarations de ces nouveaux cadres d’importants services sont suivies d’effets, les opérations de ceux-ci formeront un précédent intéressant dans le débat de la contribution des services de renseignement à la lutte contre le réchauffement climatique. Alors que les volontés politiques affichées tendent à faire de cette lutte une priorité, il y a tout lieu de croire que les décideurs mobiliseront à l’avenir encore davantage les services sur ce sujet, comme ils semblent décidés à le faire pour des questions d’économie ou de santé publique. Dès lors, si le débat français sur le rôle des armées dans ce défi global a tout son sens, le compléter d’une réflexion sur cette contribution du renseignement semble tout aussi crucial.