Par Alexis Pichard, le 28 juin 2021
Chercheur associé au CREA, Université Paris Nanterre
Dès sa prise de fonction en janvier 2017, le républicain Donald Trump crée un précédent. Avant lui, aucun autre locataire de la Maison Blanche n’a osé qualifier publiquement les médias d’« ennemis du peuple » (enemy of the People) et leur déclarer la guerre, quoique symbolique. L’emploi de l’expression « ennemis du peuple » alerte plus d’un commentateur à l’époque dans la mesure où elle semble empruntée à l’arsenal rhétorique des régimes totalitaires du XXe siècle. En effet, Adolf Hitler et Joseph Staline, pour ne citer qu’eux, utilisèrent cette même expression pour désigner et mettre à mort des opposants politiques et justifier l’extermination de certaines communautés.
Trump ne vise pas tous les médias, mais bien les médias d’information dits « dominants » ou « traditionnels » (mainstream media), qui sont politiquement de centre-gauche et idéologiquement progressistes (liberal). Il s’agit, par exemple, des quotidiens The New York Times et The Washington Post, et des chaînes d’information en continu CNN et MSNBC. Trump martèle que ces médias menacent la démocratie américaine : leurs attaques incessantes à son encontre sont, selon lui, nourries de fausses informations (fake news) fabriquées dans le but de l’affaiblir, et de répandre le chaos. Les médias dominants sont ainsi érigés en ennemis de l’Amérique, en suppôts des Démocrates et de la « gauche radicale » (radical left), terme péjoratif servant à décrire aux États-Unis les courants d’extrême gauche.
La narration démagogue de Donald Trump
Telle est la narration démagogue que Trump déroule tout au long de son mandat afin de verrouiller la loyauté de ses partisans. En réactivant constamment leur colère et leur hostilité à l’égard, par exemple, du New York Times dont il souligne à l’envi la déliquescence supposée (« croulant », « loser », « corrompu », « malhonnête », etc.), le président républicain s’assure en effet que ceux-ci continuent d’adhérer à son offre politique antisystème (anti-establishment) et qu’ils rejettent en bloc les informations provenant des médias dominants. Ce conditionnement s’avère déterminant lors de la révélation de scandales d’État dans lesquels il est directement impliqué (les affaires russe et ukrainienne, l’incitation au soulèvement lors du 6 janvier 2021, etc.). Pour la plupart des électeurs républicains, ces affaires sont ainsi le résultat de machinations fomentées par les médias dominants et les démocrates afin de renverser le président républicain. Le fait que deux d’entre elles aient d’ailleurs mené à sa mise en destitution (impeachment) en est, à leurs yeux, la preuve la plus convaincante.
Si la stratégie narrative de Donald Trump est une réussite, c’est d’abord parce qu’elle bénéficie du renfort de médias conservateurs comme les chaînes d’information Fox News ou OANN, et le site Breitbart News qui relaient massivement les contre-récits et autres « faits alternatifs » du président dans un effort de les accréditer. Ensuite, la circulation de la propagande trumpiste et sa pénétration dans l’esprit des conservateurs sont amplifiées par le fait que ces derniers vivent de plus en plus retranchés au sein d’une chambre d’écho (echo chamber), enclave immatérielle où leurs croyances s’expriment et se renforcent à l’abri de toute pensée contraire. C’est ainsi qu’au terme du mandat de Trump, les électeurs républicains, abreuvés de cette propagande, se révèlent en majorité immunisés contre les faits et le réel. En avril 2021, ils sont 55 % à croire encore que Trump a perdu l’élection de novembre 2020 à cause de fraudes massives, théorie réfutée à d’innombrables reprises mais qui ne cesse d’être soutenue par les élus républicains, par les commentateurs politiques des médias conservateurs et par l’ancien président lui-même.
La défense des médias dominants
Face aux invectives proférées par Trump, les médias dominants optent pour la résistance et se lancent dans un combat visant à défendre leurs libertés garanties par le premier amendement de la Constitution. Leur entrée en rébellion est actée peu de temps après l’accession de Trump à la Maison Blanche alors qu’ils arborent de nouveaux slogans aux allures de manifestes parfois grandiloquents. Le Washington Post entend repousser l’obscurité pour sauver la démocratie américaine (« Democracy dies in darkness ») tandis que le New York Times lance une campagne publicitaire dans laquelle il s’érige en défenseur de la vérité dont il affirme qu’elle « n’a jamais été aussi vitale » (« Truth is now more important than ever »). Les médias dominants se transforment ainsi en fantassins des faits et de la vérité, se donnant pour mission de traquer et de mettre au jour toutes les faussetés assénées par Donald Trump. À cette fin, ils tiennent des listes où sont répertoriées ses « fake news », affectent des équipes entières à la vérification d’informations (fact checking), et renouent avec la tradition du journalisme d’investigation. Ils font également montre d’une agressivité sans précédent, rompant par là même avec les normes de neutralité traditionnelles. Publiées dans la presse de référence, les tribunes au vitriol se multiplient au fil des desquelles des éditorialistes versent dans l’insulte à l’égard du président républicain. Même les journalistes se départissent de certaines précautions d’usage en le qualifiant de « menteur », terme jusqu’ici proscrit du fait de la subjectivité qu’implique son emploi.
Ces évolutions induisent une forme de radicalisation éditoriale de la part des médias traditionnels qui se manifeste notamment par un rétrécissement de la place accordée aux opinions divergentes, et par un parti pris progressiste de plus en plus prononcé. C’est ainsi qu’en 2019, la chaîne CNN commence à se séparer de certains de ses intervenants républicains jugés trop favorables au pouvoir en place pour les remplacer par des républicains plus critiques, en phase avec les positions qu’elle défend. En juin 2020, le New York Times licencie James Bennett, responsable des pages Opinions, après la publication d’une tribune controversée du sénateur républicain Tom Cotton. Le quotidien est alors accusé, principalement par les conservateurs, de céder à la pression des partisans de la cancel culture.
Une radicalisation contestée
Néanmoins, cette contre-attaque menée par les médias dominants est remise en cause par certains journalistes et commentateurs qui la trouve exagérée, contre-productive et motivée par des enjeux plus financiers que moraux. Premièrement, en s’engageant dans une « guerre » avec Donald Trump, le New York Times, MSNBC et consorts alimentent la narration victimaire qu’il tisse et exploite à des fins politiques. Trump peut légitimement se positionner en martyr et affirmer que les médias dominants sont guidés par leur volonté de lui nuire, et non par leur devoir d’informer le peuple américain. Cette stratégie visant à dénigrer le travail des médias traditionnels prospère également sur les erreurs commises lors des reportages et enquêtes qui, bien qu’elles soient finalement rares et corrigées, justifient les appels de Trump à suspendre leur droit d’émettre à certaines chaînes d’information. Deuxièmement, les procédés de vérification d’informations que les médias dominants mettent en place n’ont qu’une efficacité limitée. D’une part, ils s’avèrent débordés par les quelque 30 573 mensonges ou approximations proférés par le président tout au long de son mandat. D’autre part, ils se révèlent inefficaces auprès des électeurs républicains qui sont précisément ceux qui affichent la plus grande méfiance envers les médias traditionnels. Troisièmement, les nombreuses affaires d’État, de même que les scandales plus scabreux, qui sont révélés par le New York Times et le Washington Post peinent à survivre au chaos narratif que Trump installe afin de disperser l’attention des médias et du peuple américain. Enfin, les motivations des médias dominants ne sont pas dénuées d’opportunisme. Il est vraisemblable que des médias comme le New York Times fassent preuve de sincérité dans leur combat pour l’indépendance et la liberté de la presse, mais cela ne doit pas occulter les intérêts financiers qu’ont les médias dominants à être en guerre avec Donald Trump. Entre 2017 et 2021, leurs ventes et taux d’audience n’ont cessé d’augmenter, confirmant par là même le caractère fédérateur et rentable de leur positionnement en tant que chiens de garde (watchdogs) et défenseurs de la démocratie auprès des Américains hostiles au président républicain.
Un écosystème médiatique livré aux guerres culturelles
Au terme de quatre années de mandature Trump, on observe que l’écosystème des médias américains est plus que jamais gangréné par les mêmes guerres culturelles (culture wars) que celles qui rongent les États-Unis depuis plusieurs décennies. Les deux tendances sont d’ailleurs corrélées : la polarisation des médias qui a débuté à la fin des années 1980 suite au retrait du principe d’impartialité à la télévision et à la radio (Fairness Doctrine) a accéléré la désagrégation du tissu social en favorisant le développement de chambres d’écho, phénomène qui a lui-même eu pour effet d’accentuer le fossé entre conservateurs et progressistes, entre républicains et démocrates. Cette logique entropique abîme la démocratie américaine dans la mesure où les citoyens ne débattent plus, étant désormais incapables de s’entendre sur un ensemble de faits commun. Symptôme de ces fractures délétères, le bipartisme, élément essentiel au bon fonctionnement des institutions, est devenu un horizon inatteignable, ce qui laisse notamment présager une paralysie durable du système législatif, et une impossibilité pour le président actuel et ses successeurs à gouverner par-delà les clivages partisans.
Pour aller plus loin :
Pablo J. Boczkowski et Zizi Papacharissi (coord.), Trump and the Media, MIT Press, 272 p.
Sébastien Mort, « Donald Trump et l’écosystème des médias conservateurs : analyse d’une relation symbiotique », IdeAs, n°16, 2020.
Marie-Cécile Naves, « Trump et les médias », Pouvoirs, n°72, janvier 2020, pp. 75 à 85.
Alexis Pichard, Trump et les médias, l’illusion d’une guerre ?, VA Éditions, 2020, 340 p.