ThucyBlog n° 143 – (Re)découvrir la stratégie chinoise des « Trois guerres » : guerre de l’opinion publique, guerre psychologique, guerre du droit

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Par Carine Monteiro da Silva, le 1 juillet 2021

La stratégie chinoise dite des « Trois guerres » (san zhan, 三战) semble demeurer curieusement inconnue ou sous-étudiée alors que l’on ne finit pas de s’intéresser aux actions de la République populaire de Chine (RPC) et de chercher des cadres d’analyse pour comprendre celles-ci. Adoptée officiellement en 2003, cette stratégie est composée de trois volets : « guerre de l’opinion publique » (yulun zhan, 舆论战), « guerre psychologique » (xinli zhan, 心理战), « guerre du droit » (falü zhan, 法律战). La RPC est à ce jour, semble-t-il, l’un des seuls si ce n’est le seul pays à avoir adopté, du moins publiquement, une stratégie de ce genre-là, c’est-à-dire une stratégie dite de « guerre » (战) – bien que l’usage de ce terme soit discutable – envisageant des actions n’impliquant pas la violence physique et demeurant en dessous du seuil du conflit armé, actions parfois qualifiées de « non-cinétiques ». Une telle stratégie est ainsi un objet d’étude de premier plan autant pour mieux comprendre l’un des cadres d’actions de la RPC, que pour étudier ce qu’on peut appeler la conflictualité non-cinétique.

Il est pourtant plus fréquent de voir citer l’ouvrage La guerre hors limites, publié en 1999 par deux officiers chinois et devenu célèbre dans les milieux stratégiques occidentaux, que la stratégie des « Trois guerres » lorsqu’il est question par exemple de guerre psychologique, opérations d’influence ou usages stratégiques du droit. Cela s’explique sans doute en partie par un problème de traduction : La guerre hors limites a été largement traduit en anglais (avec le rajout du sous-titre sensationnel « China’s Masterplan to Destroy America » dans l’édition Pan American), en français et d’autres langues, lu et débattu dans les milieux stratégiques à tel point qu’il en est parfois présenté comme l’ouvrage de référence de la pensée stratégique chinoise contemporaine. La stratégie des « Trois guerres », elle, a été introduite officiellement par un document qui jusqu’à ce jour ne semble toujours pas avoir fait l’objet d’une traduction en anglais : le Règlement sur le travail politique de l’Armée populaire de libération. Le premier est pourtant seulement un recueil d’observations personnelles de deux colonels[1], alors que le second est un Règlement validé par le Comité central du Parti communiste chinois et la Commission militaire centrale, donc qui a reçu l’aval des plus hautes autorités du Parti-Etat chinois. À cela s’ajoute que les nombreux ouvrages et articles publiés par la suite pour contribuer à la théorisation des « Trois guerres » n’ont pas non plus fait l’objet de traduction jusqu’à présent.

Il serait dommage de s’en tenir à La guerre hors limites, aussi intéressant soit cet ouvrage, alors qu’il existe une stratégie officielle à étudier. L’ambition de ce modeste article est d’inviter un public non familier de celle-ci à s’intéresser davantage à la stratégie des « Trois guerres » en en présentant les principales caractéristiques.

Guerre de l’opinion publique, guerre psychologique, guerre du droit

Présentons tout d’abord les trois volets de cette stratégie.

  • La « guerre de l’opinion publique » consiste à utiliser tous les outils médiatiques disponibles (presse, radio, télévision, livres, internet, réseaux sociaux, etc.) afin d’imposer au plus tôt un certain récit, une certaine vision des faits, auprès des publics cibles. L’objectif est de cadrer les termes du débat, gérer la manière avec laquelle les faits sont perçus afin de rallier un maximum de soutien auprès de différents publics – national, international, voire celui de l’ennemi si celui-ci est identifié – pour augmenter sa liberté d’action.
  • La « guerre psychologique » est employée pour démoraliser l’ennemi – lorsque celui-ci est identifié – le dissuader, le faire douter, voire le terroriser afin de miner sa capacité et sa volonté de combattre, de faire en sorte qu’il s’avoue vaincu, idéalement, avant même d’avoir croisé le fer.
  • La « guerre du droit » est censée être l’usage du droit comme « arme de guerre » – qu’on pourrait comprendre ici comme arme de guerre politique (voir infra) – dans le but d’obtenir une « supériorité normative » (fali youshi, 法理优势) permettant de légitimer les revendications et actions entreprises par son propre camp, tout en délégitimant celles de l’adversaire, et ainsi d’augmenter sa liberté d’action tout en réduisant celle de l’adversaire.

Ces « Trois guerres » sont pensées comme devant être employées ensemble car elles se renforcent mutuellement et créent des synergies. En pratique, ces trois volets ne sont pas toujours faciles à distinguer. Une « guerre psychologique » peut en effet se baser sur une « guerre du droit » qui elle-même a besoin de la « guerre de l’opinion publique » pour être diffusée massivement.

Ensemble, elles sont pensées comme pouvant et devant renforcer le « pouvoir discursif » (huayu quan, 话语权) du Parti et de la RPC, c’est-à-dire la capacité à avoir une voix qui porte suffisamment loin et suffisamment fort pour se faire entendre des autres. Autrement dit, il s’agit de la capacité à imposer sa vision des faits. Selon les Chinois, sans doute ont-ils raison, le pays qui bénéficie encore à ce jour du plus grand « pouvoir discursif » demeure les Etats-Unis. Ces « Trois guerres » sont ainsi pensées comme étant une forme d’affrontement dans le domaine cognitif. On pourrait également comprendre les « Trois guerres » comme une « guerre psychologique » entendue au sens large.

Les « Trois guerres », une méthode de « guerre politique » chinoise

Ces « Trois guerres » ne sont des « guerres » qu’au sens métaphorique du terme. Pour bien saisir leur nature, il faut comprendre qu’elles s’insèrent dans les méthodes de « guerre politique » (zhengzhi zhan, 政治战), celle-ci étant définie largement comme l’ensemble des affrontements de type non-militaires – à comprendre ici comme pouvant être mis en œuvre par des militaires, mais ne se traduisant pas par des hostilités ouvertes ou un conflit armé – entrepris dans un objectif stratégique[2]. Dans le cas chinois, les objectifs stratégiques sont ceux du Parti et les cibles ne sont pas seulement les pays étrangers, mais potentiellement tout ce qui est en dehors du Parti, comme les ressortissants chinois non-membres de celui-ci.

La « guerre politique » inclut donc en théorie un très large spectre d’actions comme la propagande, les manipulations de l’information ou les opérations de Front uni. Pour Mark Stokes et Russell Hsiao, auteurs d’un rapport de référence sur la guerre politique chinoise contemporaine, la guerre politique consiste à « influencer les émotions, motivations, raisonnements objectifs et comportements de gouvernements étrangers, organisations, groupes et individus d’une manière favorable à ses propres objectifs politico-militaires »[3].

La même notion a été utilisée, en anglais, par les Britanniques notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, puis les Américains pendant la guerre froide. La political warfare, pour reprendre les mots de George Kennan dans son célèbre télégramme « The Inauguration of Organized Political Warfare » de 1948, est « l’application logique de la doctrine de Clausewitz en temps de paix », « dans son acception la plus large, la guerre politique désigne l’emploi de tous les moyens à disposition d’une nation, autre que la guerre, pour atteindre ses objectifs nationaux ».

Les « Trois guerres », qui formeraient le cœur de la guerre politique chinoise contemporaine, sont ainsi censées permettre de gagner sans combattre (不战而胜) ou, du moins d’assurer une grande victoire au prix d’une petite guerre (小战大胜).

[1] « [N]ous décidâmes d’écrire ce livre afin de recueillir nos observations et nos réflexions sur les questions militaires qui se posent depuis plusieurs dizaines d’années, et surtout depuis dix ans. », Qiao Liang, Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Editions Payot & Rivages, 2006, traduction de Hervé Denès, p. 307.

[2] Définition originale : « 政治作战作为一种为了达成总体战略目标而采取的非军事行动的活力对抗形式 ». Cf. 常艳娥 (Chang Yan’e), 欧立寿(Ou Lishou), 王芙蓉 (Wang Furong), ‘舆论战心理战法律战概论’ 课程教学探析 (Analyse des enseignements du livre ‘Introduction à la guerre de l’opinion publique, guerre psychologique et guerre du droit’), 国防大学 人文与社会科学学院军队政工研究所 (Institut de recherche sur le travail politique de l’armée de l’Académie des sciences humaines et sociales de l’université de défense nationale), 2007.

[3] Mark Stokes et Russell Hsiao, The People’s Libération Army General Political Department. Political Warfare with Chinese Characteristics, Project 2049 Institute, 14 octobre 2013, p. 3.