ThucyBlog n° 26 – Le discours de l’Ecole de Guerre : marronnier ou révolution ?

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Par Nicolas Haupais, le 9 avril 2020
Professeur à l’Université d’Orléans, directeur adjoint de l’AFRI

Le 7 février 2020, Emmanuel Macron a prononcé un discours sur la stratégie de défense et de dissuasion, à l’Ecole de Guerre. Comme il le note en préambule, c’est la première fois depuis 1959 qu’un Chef d’Etat en exercice s’y rend. C’est à cette occasion que le Général de Gaulle avait annoncé la création d’une « force de frappe » française. Est-ce le signe de l’annonce d’une nouvelle révolution dans le domaine du nucléaire militaire ?

Le discours sur la dissuasion est une forme de marronnier sous la 5ème République et tous les présidents se sont pliés à l’exercice. Mais il était attendu pour une série de – nombreuses – raisons cumulées : les tensions au sein de l’OTAN et l’affirmation présidentielle selon laquelle elle est en état de « mort cérébrale », le Brexit qui aboutit à ce que la France soit désormais le seul Etat de l’Union à disposer de l’arme nucléaire, certaines déclarations d’un proche d’Angela Merkel qui envisageait une coopération dans ce domaine. Par ailleurs, un traité d’interdiction des armes nucléaires a été conclu en 2017, qui a suscité une farouche opposition française. Sur un autre plan, la maîtrise des armements est fragilisée par le retrait des Etats-Unis du traité FNI et par l’échéance prochaine du traité START III. Le discours du 7 février frappe par sa faible dimension technique : peu de données statistiques, sous une réserve que l’on verra après, pas d’inventaire des forces mais une réflexion sur ce qu’est le monde aujourd’hui. Il définit donc une politique globale pour les années à venir.

Le discours a évidemment suscité de nombreux commentaires. Ce que l’on voudrait ici rapidement développer, c’est une perception en décalage avec une partie du discours dominant. Globalement, ce qui a le plus provoqué de réactions était le virage « européen » opéré par Emmanuel Macron. Il apparait d’autant plus spectaculaire que le terme de « souveraineté » est appliqué à l’Europe, quand est évoquée pour elle « une ambition de souveraineté » et réalisé un appel bienvenu à une véritable indépendance en matière technologique, numérique et industrielle. Mais ces affirmations cohabitent avec l’affirmation de la nécessité de préserver « une véritable souveraineté française ». La souveraineté, appliquée à l’Europe, renvoie à l’autonomie par rapport à la Chine et surtout aux Etats-Unis, à la capacité d’être plus impliquée dans ses propres affaires. Appliquée à la France, elle se situe dans une perspective classique, et plus exacte juridiquement : il s’agit de déterminer qui décide, qui qualifie, qui contrôle. On considérera alors que les évolutions portées par ce discours ne sont pas fondamentales et qu’il porte au contraire une approche très classique de la dissuasion. L’élément le plus saillant est sans doute ailleurs. Il renvoie à la conception développée par le président de l’ordre international, conception qui enterre la vision d’un nouvel ordre mondial régulé par le droit. Peut-être que cet ordre était une chimère et qu’il avait depuis longtemps cessé d’exister. Ce qui frappe cependant, c’est la franchise avec laquelle le président l’annonce.

Européanisation de la dissuasion ?

L’européanisation a été annoncée comme une des principales innovations du discours et une véritable inflexion de la doctrine française. Emmanuel Macron a ainsi affirmé que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». Il faut donc s’interroger sur la portée d’une telle affirmation. Innovation ? Révolution ? Cela doit être contextualisé et relativisé.

Contextualisé tout d’abord parce le discours de F. Hollande, prononcé à Istres le 19 février 2015, avait déjà envisagé la possibilité d’une réaction française en cas de menace portant sur l’Europe. « Qui pourrait donc croire qu’une agression, qui mettrait en cause la survie de l’Europe, n’aurait aucune conséquence ? », s’était-il ainsi interrogé. Les deux affirmations doivent donc être placées en miroir.

Relativisé ensuite, et ce de deux points de vue. Du point de vue politique tout d’abord. Les Etats membres de l’Union européenne apparaissent divisés sur la question nucléaire. L’Autriche est désormais partie au Traité d’interdiction de 2017. L’Allemagne, évidemment essentielle dans cette affaire, oscille entre l’affirmation de la solidarité atlantique – ce qui implique une confiance très relative dans la proposition dans une proposition de « parapluie français » – et les fondements pacifistes de l’ordre constitutionnel allemand. Ensuite et surtout, il semble que l’européanisation et l’implication de nouveaux acteurs soient juridiquement très contraintes et qu’elles ne puissent pas dépasser certaines bornes. A ce titre, l’article 1er du Traité de non-prolifération impose qu’un Etat doté de l’arme nucléaire ne la transfère, ni n’en donne le contrôle à qui que ce soit. La France est propriétaire de son outil nucléaire mais n’en dispose évidemment pas librement. Pour elle, le choix se résume à deux possibilités : préserver son arsenal ou désarmer. L’européanisation qui consisterait par exemple à confier un commandement sur les armes à l’Union poserait des questions très délicates sur le plan juridique. Elle ne parait pas possible dans l’état actuel du droit.

Cela ne signifie pas qu’est interdit à la France de discuter de doctrine. Il ne lui est pas interdit de réviser son approche de ses intérêts vitaux, en y incluant une dimension européenne, pas interdit également d’envisager des exercices conjoints autour de l’arme nucléaire. Mais il parait impossible d’aller au-delà. Les limites existent et sont vite atteintes. Ce qui semble se profiler, ce serait finalement la transposition du Groupe des plans nucléaires à l’œuvre au sein de l’OTAN mais dans un cadre plus européanisé et excluant donc les Etats-Unis et le Canada. Mais, quoi qu’il arrive, la proposition, telle qu’elle est formulée d’ailleurs, ne remet en aucun cas en cause le monopole de la France dans l’utilisation de son arme nucléaire. On notera d’ailleurs que l’affirmation de la dimension européenne de la dissuasion a été inscrite dans la question de la définition des « intérêts vitaux de la France ». Une attaque contre un partenaire européen sera considérée, potentiellement, comme une atteinte à la France elle-même. Mais, on le sait, les intérêts vitaux constituent un concept juridiquement creux. C’est le président, maître de l’utilisation de l’arme, qui détermine ce qui en relève. Il peut bien indiquer ce qui lui parait, en soi, en faire partie. Il qualifiera librement face à une situation déterminée. Et relier la dimension européenne aux intérêts vitaux signifie que l’européanisation ne remet en aucun cas le contrôle exclusif de la France sur sa dissuasion.

On en conclura que le discours de l’Ecole de guerre comprend bien quelques évolutions. Effectivement, le dialogue stratégique est nouveau, pour un Etat qui a bien pu réintégrer le commandement intégré de l’OTAN mais qui est resté à l’écart du Groupe des plans nucléaires. La perspective d’exercices conjoints l’est aussi, ce qui ne l’empêchera d’ailleurs de continuer à en faire seul. Mais les fondamentaux restent très solides : intérêts vitaux, dommages inacceptables, ultime avertissement, tout est là. Emmanuel Macron a prononcé un discours très classique, dont les inflexions n’ont pour l’instant qu’une portée très réduite. Plus précisément : les innovations sont réelles mais s’inscrivent dans un cadre qui reste stable.

De la dissuasion dans un monde Hobbésien

Comme un concept stratégique de l’OTAN, un discours sur la dissuasion passe naturellement par la description d’un environnement de sécurité. Le discours d’Emmanuel Macron n’a pas eu le retentissement d’autres déclarations qu’il a pu faire, et c’est finalement bien dommage. La « mort cérébrale » de l’OTAN avait ainsi particulièrement fait parler d’elle, et avait provoqué une forme de scandale en Allemagne. Le discours de l’Ecole de guerre peut apparaitre en retrait mais il n’en contient pas moins des affirmations qui sont particulièrement impressionnantes et qui ont été insuffisamment commentées. Quand le président évoque ainsi un « délitement accéléré de l’ordre juridique international », « la remise en cause de pans entiers du droit international », il décrit évidemment un monde Hobbésien dans lequel seule la force parviendra à préserver la sécurité de la France et de l’Europe. Il fait sien le concept de « dérèglement du monde », développé par Amin Maalouf. On le sait, l’ordre nucléaire et le droit international se partagent la place. Quand l’un se retire, l’autre l’occupe. Le désarmement, ce pilier officiel de la doctrine française, est alors évidemment placé dans cette optique à un rang très subalterne, même s’il mérite, selon le président, d’être réactivé ou reconstruit, avec une implication d’ailleurs plus forte des acteurs européens. Certes, il a été annoncé que, désormais, l’arsenal à la disposition de la France était passé à un niveau inférieur à 300 ogives, qui était le nombre retenu dans de nombreuses déclarations officielles. Mais, outre le fait que le niveau de réduction n’est pas précisé et peut s’avérer extrêmement réduit, il faut souligner à quel point une politique nucléaire ne se réduit pas à un stupide comptage d’ogives, de missiles. La France se lance dans la modernisation de ses arsenaux et compte ne pas se laisser distancer par rapport aux autres acteurs de la dissuasion. Elle appelle, conformément aux vœux de Donald Trump, à une réévaluation des budgets militaires, en France et dans toute l’Europe.

Ce discours, on l’a déjà noté, frappe par sa faible dimension technique, comparé à d’autres. Il est surtout un manifeste politique, stratégique et éthique. L’arme nucléaire fait l’objet de contestations récurrentes mais, avec la conclusion d’un traité visant à l’interdire, s’exerce une pression inédite sur les Etats qui la possèdent. Le Pape François, qu’Emmanuel Macron cite dans son discours, a également infléchi la doctrine de l’Eglise ; contribuer à promouvoir la logique d’interdiction, après le voyage à Hiroshima, semble constituer un objectif du pontificat. Le discours du 7 février apparait comme une réponse explicite aux débats éthiques posés par la dissuasion nucléaire. Il réaffirme qu’elle constitue un moindre mal et qu’un désarmement unilatéral de la France ne contribuerait en rien à un désarmement global : « Je ne peux ainsi donner à la France comme objectif moral le désarmement des démocraties face à des puissances voire des dictatures qui, elles, conserveraient ou développeraient leurs armes nucléaires », a ainsi souligné Emmanuel Macron. C’est à la force que s’en remet la France, malgré l’appel au droit et à la lutte contre la prolifération. Dans un monde déréglé où tout est par terre, c’est sur la dissuasion nucléaire que la France compte pour assurer sa sécurité.

Pour aller plus loin :

Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l’école de guerre.

– Haupais (dir.), La France et l’arme nucléaire, Paris, Ed. du CNRS, coll. Biblis, 2019.