ThucyBlog n° 150 – Montesquieu et la « malédiction des ressources »

Partager sur :

Par Keyvan Piram, le 18 août 2021

Les années 1970 furent marquées par l’émergence des pays exportateurs de pétrole sur la scène internationale. Ils s’approprièrent par la nationalisation leurs ressources, auparavant contrôlées par les compagnies pétrolières occidentales (les Majors), et ils provoquèrent une forte hausse des prix qui donna lieu aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Dès lors, l’exploitation du pétrole allait assurer à ces pays des revenus élevés, et cette prospérité soudaine ne manqua pas d’alimenter leurs ambitions. Ainsi s’imaginaient-ils alors rattraper en quelques décennies leur retard en matière de développement par rapport aux pays industrialisés et même établir un nouvel ordre international. En réalité, ils connurent des évolutions très contrastées, rencontrant rapidement des nombreux obstacles et difficultés.

Les infortunes des pays exportateurs alimentèrent les réflexions académiques, faisant l’objet d’une abondante littérature autour des concepts de Maladie hollandaise, d’État rentier et de Malédiction des ressources. Dès la fin des années 1970, ces travaux s’intéressent aux conséquences souvent néfastes de l’exploitation pétrolière pour les pays exportateurs : inflation et chômage endémiques, spécialisation dans l’exploitation des ressources, désindustrialisation et paupérisation, dépendance à des revenus étrangers non liés aux activités économiques de la population, hausse des dépenses publiques et hypertrophie du rôle de l’État, renforcement du caractère autoritaire et oligarchique du pouvoir, corruption et clientélisme, démesure et folie des grandeurs des dirigeants, crise de légitimité et instabilité politique, etc.

Deux siècles et demi avant ces travaux, Montesquieu était déjà arrivé aux mêmes conclusions en étudiant les effets de l’exploitation de l’or et de l’argent des Amériques par l’Espagne. Ses réflexions sont présentées dans un texte bref et relativement peu connu, intitulé Considérations sur les richesses de l’Espagne. Celui-ci fut rédigé en 1728, mais Montesquieu ne le fit pas paraître. Il en reprit des extraits dans Réflexion sur la monarchie universelle en Europe (1734) et dans son incontournable De l’esprit des lois (1748). Le texte intégral ne fut finalement publié qu’en 1910.

L’analyse du penseur des Lumières est aussi fine et riche que son style est sobre. En neuf articles, nous retrouvons bon nombre d’éléments habituellement associés à la Malédiction des ressources : l’inflation, la spécialisation, la démesure et la surexploitation (article 2) ; la mauvaise gestion des dépenses publiques et la perte de légitimité (article 4) ; la dépendance à des revenus étrangers non liés à la population (article 8) ; on devine également la corruption (article 1). L’article 6 – où Montesquieu parle de puissance commerçante qui pourrait vendre et recevoir – fait penser au recyclage des pétrodollars dans les pays industrialisés. L’article 7 explique comment certains pays ont su tirer avantage de leurs ressources en or et en argent. Ainsi ses réflexions surpassent-elles même nombre de travaux sur la Malédiction des ressources, lesquels ne parviennent pas toujours à intégrer dans leur champ d’analyse les pays développés exportateurs ou anciennement exportateurs d’hydrocarbures (Canada, Danemark, États-Unis, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni) pour qui la détention de ressources est une chance. Enfin, dans l’article 9, Montesquieu distingue la prospérité du développement – constatant que l’or et l’argent apportent certes le premier, mais pas le second – et s’interroge sur l’apport de ces ressources en matière de puissance.  

Extraits de
Considérations sur les richesses de l’Espagne (1728) 
par Montesquieu

Article 1er  

Les galions et la flotte des Indes, apportent à Cadix environ pour trente-cinq millions de piastres en or ou en argent, et comme ils partent que deux fois tous les quatre ans, il arrive par ces deux voies chaque année en Europe dix-sept à dix-huit millions de piastres. (…)

Je crois que ce qui entre en fraude, ce qui vient par les interlopers et autres voies indirectes va bien à la moitié de cette somme. (…)

À présent que l’univers ne compose presque qu’une nation, que chaque peuple connaît ce qu’il a de trop et ce qui lui manque et cherche à se donner les moyens de recevoir, l’or et l’argent se tirent partout de la terre, ces métaux se transportent partout, chaque peuple se les communique. (…)

Article 2

L’Espagne retire peu d’avantage de la grande quantité d’or et d’argent qu’elle reçoit toutes les années des Indes. Le profit était d’abord considérable, mais il s’est détruit par lui-même et par le vice intérieur de la chose. (…)

[Il] arrive que plus ces sortes de richesses augmentent, plus elles perdent leurs prix parce qu’elles représentent moins de choses. Je vais expliquer ma pensée (…)

Les Espagnols ayant conquis le Mexique et le Pérou abandonnèrent les sources de richesses naturelles pour des richesses de fiction, et la vue du profit du moment présent les rendit entièrement dupes. (…)

L’Espagne, maîtresse d’une très grande quantité d’or et d’argent, étonna tous ses voisins et conçut des espérances qu’elle n’avait jamais eues. (…)

Cependant l’argent ne laissa pas de doubler bientôt en Europe, ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s’acheta fut environ du double.

Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des machines pour tirer les eaux, broyer le minerai et le séparer, et comme ils se jouaient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L’argent doubla bientôt en Europe, et le profit diminuait toujours de moitié pour l’Espagne qui ne recevait des Indes chaque année que la même quantité de métal qui était devenu moitié moins précieux. (…)

Article 3

Pendant que les Espagnols étaient maîtres de l’or et de l’argent des Indes, les Anglais et les Hollandais trouvèrent sans y penser le moyen d’avilir ces métaux ; ils établirent des banques et des compagnies et par de nouvelles fictions ils multiplièrent tellement les signes des nouvelles denrées que l’or et l’argent ne firent plus cet office qu’en partie.

Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines et diminua le profit que les Espagnols tiraient des leurs.

Article 4

Philippe II fut le premier des Rois d’Espagne qui fut trompé par la fausseté de ses richesses, et ce qu’il n’aurait jamais soupçonné, ce fut la misère qui le fit échouer presque partout ; enfin il fut obligé de faire la célèbre banqueroute que tout le monde sait et il n’y a guère jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l’insolence et de la révolte de ses troupes toujours mal payées.

Article 6

(…) Ainsi quelque réelle que soit la puissance des Indes elle est imaginaire : pour l’Espagne c’est un grand dépôt inutile dans ses mains, plus utile dans celle d’une puissance commerçante qui pourrait également vendre et recevoir. Mais une telle puissance en Europe ne retirerait jamais des Indes qu’un débouché pour ses marchandises. (…)

Article 7

Les principales nations qui ont travaillé aux mines d’or et d’argent sont les Égyptiens, les Athéniens, les Macédoniens, et les Carthaginois ; et quoique leurs mines fussent beaucoup moins riches que celles des Espagnols, elles en tiraient cependant de plus grands avantages qu’eux, parce qu’ils n’étaient pas dans les mêmes circonstances. Ces mines étaient au milieu de leurs états ; l’or et l’argent qu’ils en tiraient était une marchandise de leur pays ; et avec les marchandises qui leur étaient communes avec les étrangers, ils avaient encore celles de l’or et de l’argent qui leur était particulière. (…)

Et l’argent se trouvant plus abondant dans ces États que dans les États voisins, les denrées du pays y étaient plus chères, le travail plus payé, l’industrie plus encouragée, les voisins plus excités à y venir habiter, plus de facilités pour satisfaire les besoins de l’État et ceux des particuliers. (…)

Article 8

La principale source des revenus des rois d’Espagne est l’argent qui vient à Cadix (…). Tout ceci se passe des étrangers au roi d’Espagne sans que les Espagnols y prennent presque part et est indépendant de la bonne ou la mauvaise fortune d’Espagne, de façon que le roi n’est à cet égard qu’un particulier très riche dans l’État.

Je crois que si quelques provinces de Castille, par la culture et le nombre du peuple, donnaient au roi d’Espagne une somme à peu près pareille, sa puissance serait infiniment plus grande ; les tributs seraient l’effet de la richesse du pays : ces provinces animeraient toutes les autres, elles seraient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives. (…) Il y trouverait des négociants entreprenants, des ouvriers industrieux, des villes puissantes, un peuple toujours présent pour le défendre.

Il ne faut pas que les richesses du prince lui viennent immédiatement et par une voie accidentelle ; il faut qu’elles soient l’effet des tributs et les tributs l’effet de l’aisance des sujets.

C’est un furieux désavantage à un prince d’être privé chez lui des choses qui peuvent faire réussir de grands desseins et de ne les avoir qu’à force d’argent des étrangers.

Article 9

Je ne saurais assez répéter qu’on a une idée très fausse du pouvoir de l’or et de l’argent à qui l’on attribue – malgré que l’on en ait – une vertu réelle ; cette manière de penser vient principalement de ce que l’on croit que les États les plus puissants ont beaucoup d’or et d’argent ; mais la raison en est que leur bonne police, la bonté et la culture de leurs terres l’y attire nécessairement, et l’on fait de ces métaux une cause de la puissance de ces états, quoiqu’ils n’en soient que le signe. (…)

Mais on n’a qu’à faire attention à ce qui s’est de tout temps passé dans le monde, on verra que la plupart des États qui ont été subjugués ou détruits ne manquaient ni d’or ni d’argent et que les plus faibles étaient ceux où il y en avait une plus grande quantité.

Voilà les réflexions que j’ai faites sur la nature du commerce de l’Espagne. J’ai ouï bien des fois déplorer l’aveuglement de François Ier rebutant Christophe Colomb qui s’adressa d’abord à la France pour la rendre maîtresse de tous les trésors des Indes. En vérité, on fait quelques fois par sottise des choses bien sages, et l’état actuel de l’Espagne doit bien nous consoler.

Laissons une autre nation aller au loin renverser des montagnes affreuses ; laissons-lui ce travail d’esclaves ; qu’elle sacrifie la vie et la santé d’une grande partie de ses sujets et qu’elle se console par le mépris qu’elle en fait. Laissons-la se détruire en Europe et s’agrandir vainement ailleurs ; qu’elle soit comme celui qui pensa périr de misère pour avoir demandé aux dieux de convertir en or tout ce qu’il toucherait. Pour nous, nous jouissons de notre terre et de notre soleil ; nos richesses seront plus solides, parce qu’une abondance toujours nouvelle viendra pour des besoins toujours nouveaux.