Par ThucyBlog, le 25 août 2021
Paul Valéry a été l’un des penseurs, philosophes, poètes, de la IIIe République. Sa réputation était immense et consacrée par tous les honneurs officiels, pour finir par des obsèques nationales à sa mort, en 1945. Il semble aujourd’hui tombé dans un purgatoire, sort fréquent pour des écrivains très fêtés de leur vivant. Lit-on encore ce chef-d’œuvre, miroir méditerranéen du Bateau ivre, le Cimetière marin ? Il est vrai que Paul Léautaud, son ami de jeunesse, citait de lui un mot qui témoigne de sa modestie : « Je ne suis pas un poète, je suis un versificateur ». Paul Valéry n’était pas en quelque sorte dupe de lui-même, il est toujours resté simple et direct.
Les Regards sur l’histoire contemporaine sont une réflexion toujours actuelle, qui mérite d’être lue et relue. On connaît la formule « Nous autres civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Dans cet extrait, provoquant et contestable, il critique l’Histoire – mais en réalité son instrumentalisation plus que sa connaissance. Propos à méditer dans une époque de ressentiment et de repentance, où l’on tend à accabler les vivants des fautes et des crimes de leurs ancêtres, comme si victimisation et culpabilité étaient héréditaires.
On trouve toutefois dans cet extrait une analyse plus objective de l’Histoire. Paul Valéry considère que les relations internationales sont devenues si complexes et interdépendantes – la mondialisation déjà, même si le terme n’est pas employé – qu’elles rendent toute prévision impossible. Il ne s’agit plus de l’instrumentalisation de l’Histoire mais de son inutilité pour anticiper des développements futurs. Peut-être, mais on pourrait à l’inverse soutenir que la connaissance historique est indispensable à qui veut comprendre le présent, car les peuples et les Etats sont façonnés par leur passé. Les individus quant à eux sont formés dans un univers culturel forgé au cours des siècles précédents, même s’il est ouvert aux évolutions et métamorphoses à venir. Du passé on ne saurait faire table rase, et le connaître c’est permettre de ne pas le revivre.
Regards sur l’histoire contemporaine
1929
par Paul Valéry (1871-1945)
De l’Histoire
L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L’Histoire justifie ce qu’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La leçon de ceci, les enseignements de cela !… ». Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir.
Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut.
Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n’y a plus de questions finies pour être finies sur un point.
L’Histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, contre lesquelles des transversales accidentelles étaient ça et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables.
La politique d’un Richelieu ou d’un Bismarck se perd et perd son sens dans ce nouveau milieu. Les notions dont ils se servaient dans leurs desseins, les objets qu’ils pouvaient proposer à l’ambition de leurs peuples, les forces qui figuraient dans leurs calculs, tout ceci devient peu de chose. La grande affaire des politiques était, elle est encore pour quelques-uns, d’acquérir un territoire. On y employait la contrainte, on enlevait à quelqu’un cette terre désirée, et tout était dit. Mais qui ne voit que ces entreprises qui se limitaient à un colloque, suivi d’un duel, suivi d’un pacte, entraîneront dans l’avenir de telles généralisations inévitables que rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de ce qu’on aura engagé.
Tout le génie des grands gouvernements du passé se trouve exténué, rendu impuissant et même inutilisable par l’agrandissement et l’accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques ; car il n’est point de génie, point de vigueur du caractère et de l’intellect, point de traditions, même britanniques, qui puissent désormais se flatter de contrarier ou de modifier à leur guise l’état et les réactions d’un univers humain auquel l’ancienne géométrie historique et l’ancienne mécanique politique ne conviennent plus du tout.
L’Europe me fait songer à un objet qui se trouverait brusquement transporté dans un espace plus complexe, où tous les caractères qu’on lui connaissait, et qui demeurent en apparence les mêmes, se trouvent soumis à des liaisons toutes différentes. En particulier, les prévisions que l’on pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne l’ont été.
Les suites de la guerre récente (1914-1918) nous font voir des événements qui jadis eussent déterminé pour un long temps, et dans le sens de leur décision, la physionomie et la marche de la politique générale, être en quelques années, par la suite du nombre des parties, de l’élargissement du théâtre, de la complication des intérêts, comme vidés de leur énergie, amortis ou contredits par leurs conséquences immédiates.
Il faut s’attendre que de telles transformations deviennent la règle. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot l’action évidente et directe, seront ce que l’on aura compté qu’ils seraient. Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l’impossibilité de localiser, la promptitude des répercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l’actuelle.
Les effets devenant si rapidement incalculables par leurs causes, et même antagonistes de leurs causes, peut-être trouvera-t-on puéril, dangereux, insensé désormais, de chercher l’événement, d’essayer de le produire, ou d’empêcher sa production ; peut-être l’esprit politique cessera-t-il de penser par événements, habitude essentiellement due à l’histoire et entretenue par elle. Ce n’est point qu’il n’y aura plus d’événements et de moments monumentaux dans la durée ; il y en aura d’immenses ! Mais ceux dont c’est la fonction que de les attendre, de les préparer ou d’y parer, apprendront nécessairement de plus en plus à se défier de leurs suites. Il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné par la dernière guerre que la prétention de prévoir. Mais les connaissances historiques ne manquaient point, il me semble ?