Par Christophe Richer, le 23 septembre 2021
Le 15 août dernier, les talibans prenaient le contrôle de Kaboul. En quelques semaines, tel un château de cartes, le gouvernement légal du président Ashraf Ghani s’effondre. Ce dernier est contraint à l’exil. L’armée nationale afghane déserte et abandonne ses équipements, le plus souvent fournis par l’armée américaine, aux talibans. Si le retour au pouvoir des talibans semblait inéluctable depuis leur offensive lancée en mai dernier, la rapidité avec laquelle le gouvernement légal s’est effondré a surpris les États occidentaux qui se sont pressés d’évacuer leurs derniers ressortissants se trouvant en Afghanistan ainsi qu’une partie des nationaux afghans les plus menacés par le retour des talibans. Les images de ces évacuations ont fait le tour du monde. Comme à Saigon en 1975, les Américains ont été obligés d’évacuer leur ambassade à l’aide d’hélicoptères. Au chaos généré par les évacuations et le retour des talibans, s’est ajoutée l’horreur. Jeudi 26 août, un attentat suicide aux portes de l’aéroport de Kaboul a causé la mort de 85 personnes, dont 13 militaires américains. Cet attentat a été revendiqué par l’État islamique et fait craindre, en plus du recul sans précédent pour les droits humains induit par le retour des talibans, une lutte violente et sanglante entre les talibans et l’État islamique. Le 30 août, les derniers soldats américains ont définitivement quitté le sol afghan, mettant ainsi fin à vingt ans de guerre qui aura été marquée par le déploiement de près de 800 000 soldats américains et la mort d’au moins 120 000 personnes toutes nationalités confondues.
En réaction aux attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et leurs alliés ont entamé des opérations militaires en Afghanistan. Ces opérations avaient deux objectifs : pourchasser les responsables des attentats, dont Ben Laden, et s’assurer que le territoire afghan ne puisse plus servir de base arrière au terrorisme international. Pour remplir cette mission, les forces armées déployées en Afghanistan ont dû déployer des stratégies de state building, c’est-à-dire des stratégies visant à reconstruire l’appareil étatique. Ce processus se traduit par la conclusion des accords de Bonn en décembre 2001 qui permettent la mise en place d’un gouvernement provisoire ainsi que le déploiement de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS). Cette force est prioritairement chargée, par les accords de Bonn et par le Conseil de sécurité des Nations Unies, de la formation des forces de sécurité afghanes. Peu à peu, son mandat va s’étendre à des opérations de lutte contre les talibans.
Quel est le bilan des opérations militaires occidentales en Afghanistan ? Il est indubitablement contrasté. Si elles ont permis l’émergence d’une classe moyenne, notamment à Kaboul, éduquée et ouverte sur le monde, elles n’ont pas permis de mettre fin au soutien dont les talibans disposaient dans les campagnes. Ces derniers sont en effet parvenus à récupérer le pouvoir, le plus souvent en négociant la reddition des autorités légales. En dépit de la propagande déployée par les talibans depuis leur retour au pouvoir, il ne semble pas que ces derniers aient définitivement rompu avec Al-Qaïda. L’Afghanistan risque de redevenir un refuge pour les groupes terroristes.
Les efforts déployés par la communauté internationale au cours de ces vingt années de guerre n’ont pas non plus permis le développement d’une économie saine en Afghanistan. Celle-ci est en réalité sclérosée par la corruption et le clientélisme. La culture du chanvre demeure une activité extrêmement rentable pour les paysans. Le retour au pouvoir des taliban plonge le pays dans l’incertitude. En effet, le gouvernement américain, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont annoncé la suspension du paiement des aides à destination de l’Afghanistan. Or, ces dernières sont nécessaires au fonctionnement du système monétaire afghan.
La fin piteuse des opérations militaires occidentales en Afghanistan — il est malheureusement à craindre que le retour des talibans au pouvoir ne mette pas fin à la guerre civile dans le pays — marque l’échec du nation building ou plus précisément du state building. D’autres expériences de state building ont également été des échecs. Ainsi, après leur invasion en 2003, les Américaines eurent l’ambition de construire un Irak démocratique et libéral. Mais la décision prise par Paul Bremer, alors administrateur du pays, de dissoudre l’armée et le parti Baas ainsi que de « débaasifier » l’administration du pays désorganisa en profondeur l’État irakien et nuisit durablement à la paix.
La situation afghane et dans une moindre mesure irakienne doit amener les autorités françaises à repenser l’opération militaire au Sahel. La France y est engagée militairement depuis 2013 où elle combat des groupes armés terroristes qui ont profité de la faiblesse de l’État malien au nord de son territoire pour se renforcer. L’opération Serval a permis de porter rapidement un coup décisif à ces groupes armés, mais la situation sécuritaire s’est dégradée dans l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, ce qui obligea la France à élargir le périmètre de l’opération à l’ensemble de la zone. La France ne s’est pas engagée avec la même énergie dans une stratégie de state-building, en se limitant d’abord au rétablissement du contexte sécuritaire et en prévenant l’installation durable des groupes armés terroristes qu’ils soient affiliés à Al-Qaïda ou à l’État islamique. Néanmoins, les forces armées étrangères présentes au Mali remplissent des missions qui rappellent le state-building : la formation des forces de sécurité locales dans le but de permettre à ces États d’assurer seuls leur sécurité.
En juillet dernier, le président Macron a annoncé la fin de l’opération Barkhane ou plus précisément sa mutation en une nouvelle opération. Celle-ci regroupera sous commandement français des forces étrangères européennes. Cette annonce a suscité un enthousiasme limité chez nos partenaires européens et il est très probable que la diminution de l’empreinte française sur le territoire des États de la bande sahélo-saharienne ne permette ni l’amélioration durable de la situation sécuritaire ni ne réponde à la lassitude des populations locales à l’égard des forces étrangères.
En définitive, les échecs irakien et afghan, l’enlisement et la transformation de l’opération Barkhanetémoignent de la fin d’un moment, celui des opérations militaires occidentales asymétriques. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 dont on commémore cette année les vingt ans, les États membres de l’OTAN et notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont multiplié les opérations militaires antiterroristes : en Afghanistan (2001-2021), en Irak et en Syrie (depuis 2014), au Mali (depuis 2013), au Pakistan, etc. Au cours de la décennie 2010, on a observé un début de ralentissement du rythme des opérations militaires nourri par la lassitude des opinions publiques aux États-Unis et au Royaume-Uni à l’égard de ces dernières. En France aussi, plus récemment, l’opinion publique commence à exprimer sa lassitude à l’égard des opérations au Sahel. Cette lassitude est renforcée par les échecs du state-building et se couple avec le regain des tensions interétatiques qui renforce la possibilité d’un conflit de haute intensité entre États.
La nomination, en juillet, d’un nouveau chef d’état-major des armées en France participe de cette logique. Alors chef d’état-major de l’armée de terre, le général Thierry Burkhard remplace le général Lecointre qui avait mis en œuvre la montée en puissance de l’armée française permise par la hausse des budgets. Lorsqu’il était responsable de l’armée de terre, le général Burkhard a proposé une révision stratégique de l’armée de terre en renforçant la préparation de cette dernière pour les conflits de haute intensité. Sa nomination à l’état-major des armées témoigne que le terrorisme n’est, aujourd’hui, plus la principale menace à la paix et à la sécurité internationales. La priorité n’est plus au state-building.