ThucyBlog n° 175 – Chypre : Vers la fin de près de cinq décennies d’un statu quo confortable ?

©Alexandra Novosseloff, 2013. Varosha, ancienne cité balnéaire chypriote grecque devenue ville fantôme depuis juillet 1974.

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Par Noémie Belkacemi, le 29 novembre 2021

Carrefour géostratégique situé au cœur de la Méditerranée orientale, Chypre représente le seul pays encore divisé au sein de l’Union européenne et Nicosie, la dernière capitale encore divisée au monde.

Séparées depuis 1974, les deux côtés de l’île semblent aujourd’hui installés dans un statu quo confortable : l’échec de la dernière réunion informelle « 5+1 » d’avril 2021 organisée sous l’égide des Nations Unies pour tenter de relancer officiellement les négociations entre les différentes parties au conflit (les deux communautés de l’île et leurs États garants) a réduit tout espoir d’une réunification de l’île dans un futur proche. Le niveau de confiance entre les parties est particulièrement bas et les leaders chypriotes adoptent désormais des positions antagoniques : une fédération bicommunautaire bizonale mais sans trop y croire pour les Chypriotes grecs et une solution à deux États pour les Chypriotes turcs.

Dans ce contexte, la Turquie consolide son emprise sur la partie nord de l’île. Les récentes visites du président Recep Tayyip Erdoğan en République turque de Chypre du Nord (RTCN) ont marqué une sorte de réinvestissement stratégique du dossier chypriote afin de faire bouger les lignes et de provoquer une réaction au sud. Pour combien de temps le statu quo est-il encore tenable ? Dans ces conditions, quels peuvent être les espoirs de règlement de la question chypriote ?

Deux communautés aux positions plus antagoniques que jamais et les conséquences du refus chypriote grec de l’engagement sans reconnaissance

La République de Chypre s’est depuis 1974 progressivement installée dans un statu quo confortable, entretenu par la présence rassurante d’une opération de maintien de la paix (FNUCHYP – Force des Nations Unies à Chypre) dans la zone tampon. La majorité des Chypriotes grecs veut préserver à tout prix ce statu quo, voyant dans tout changement un risque générateur d’incertitudes. Cette position a constitué au fil des années une contrainte de plus en plus forte dans les pourparlers sur l’avenir de l’île qui, par essence, sont synonymes de changement.

De l’autre côté, l’absence de solution maintient les Chypriotes turcs dans un « limbo state », duquel ils veulent sortir. Déterminée à ne pas la reconnaître, la République de Chypre refuse toute sorte d’engagement avec la RTCN et exerce une véritable politique de marginalisation économique à son égard. Reconnue uniquement par la Turquie, la RTCN a de fait été obligée de dépendre toujours plus de la Turquie. Au fil des années, cette absence « d’engagement sans reconnaissance » est devenue un frein dans tous les domaines, économique et énergétique, politique et diplomatique, social et culturel à un dialogue intercommunautaire approfondi.

La question des hydrocarbures en Méditerranée orientale est révélatrice de ces tensions : l’existence de deux structures étatiques aux statuts différents sur l’île a donné lieu à des revendications contradictoires. La Turquie et la RTCN ont contesté le droit des Chypriotes grecs à commercialiser les ressources gazières offshore en l’absence d’un accord préalable sur la répartition équitable de ces revenus entre les communautés turque et grecque de l’île, créant des tensions avant même que les parties sachent si l’exploitation serait rentable, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui en raison de la taille du gisement convoité et des moyens nécessaires à son exploitation. Ce climat de tensions a également eu un impact sur la gestion de la pandémie de Covid-19 en mars-avril 2020. L’absence totale de coopération et la fermeture non coordonnée de points de passage entre le Nord et le Sud ont semblé replonger l’île dans une situation de division complète pré-2003 pendant plusieurs mois.

La Turquie, un acteur stratégique désireux de faire bouger les lignes du conflit

La Méditerranée orientale semble être devenue le laboratoire d’une politique extérieure turque qui veut réaffirmer sa puissance et sa zone d’influence. Utilisant opportunément la question chypriote, les deux visites du président Erdoğan sur l’île, en novembre 2020 et en juillet 2021, à l’occasion du 47e anniversaire de l’opération Attila (juillet 1974), ont été l’occasion de réaffirmer ces orientations.

L’élection d’Ersin Tatar en octobre 2020, candidat nationaliste et pro-AKP parrainé par Erdoğan, a renforcé la mainmise d’Ankara sur la RTCN. Mais l’élection d’un nationaliste, soutenant une solution à deux États et une égalité « souveraine », a encore éloigné la perspective d’une reprise des négociations sur l’avenir de l’île.

La Turquie consolide également son emprise sur le nord, à travers des interférences dans l’éducation des Chypriotes turcs, l’octroi de la citoyenneté aux personnes d’origine turque et une politique d’islamisation au nord de l’île, avec la construction de nombreuses mosquées et l’instauration de cours d’étude du Coran.

Déterminés à faire bouger les lignes et provoquer la partie chypriote grecque, le président Erdoğan et Ersin Tatar ont décidé, par étapes, la réouverture de l’ancienne station balnéaire de Varosha, zone interdite d’accès depuis 1974, y voyant une occasion historique de générer des bénéfices touristiques et économiques pour la partie nord de l’île. Cette décision a déclenché de vives réactions chez les Chypriotes partisans d’une fédération bizonale bicommunautaire, à travers lesquels ils ont dénoncé l’ingérence manifeste d’Ankara dans leurs affaires intérieures et la violation des résolutions 550 (1984) et 789 (1992) du Conseil de sécurité qui appellent à la restitution de la zone à ses propriétaires d’origine.

La perspective d’une reprise des négociations de plus en plus éloignée

Processus élitiste, et mené exclusivement au niveau des dirigeants, le mode de fonctionnement du processus de résolution du conflit chypriote semble dépassé. La société civile en est globalement exclue et l’ONU n’a qu’un rôle de facilitateur sans grands leviers sur les dirigeants chypriotes.

La durée des négociations a prolongé le statu quo et renforcé la méfiance entre les deux parties. Nombreux sont aujourd’hui les Chypriotes qui plaident pour une approche progressive, se concentrant davantage sur les conditions des pourparlers que sur une solution globale, afin de reconstruire les relations entre les deux communautés.

Mais l’ONU sur le terrain n’est pas beaucoup aidée par l’apathie du Conseil de sécurité sur ce dossier. Le temps consacré au problème chypriote se résume, en moyenne, à deux résolutions par an, principalement pour renouveler le mandat de six mois de la FNUCHYP. Cette apathie s’explique par l’influence qu’exerce la République de Chypre sur certains des membres permanents du Conseil. Les quelques 40 000 ressortissants russes habitant Chypre et la religion commune ont régulièrement conduit la Russie à s’opposer à toute tentative de pression sur les deux parties. Le Royaume-Uni, l’un des trois États garants de l’île et détenant deux bases militaires souveraines ne veut pas qu’une solution affecte l’avenir de sa présence stratégique sur l’île. La France, généralement alignée sur les positions de la République de Chypre, est en première ligne avec la Grèce pour défendre la souveraineté de la République de Chypre, à travers laquelle elle perçoit une frontière européenne menacée.

Au-delà, la volonté des deux parties à résoudre le conflit est souvent considérée comme l’ingrédient le plus fondamental manquant à Chypre. Les dirigeants campent sur leurs positions, même si la société civile tente de maintenir la pression pour que les négociations reprennent. Les récentes manifestations organisées par des ONG œuvrant en faveur d’une réunification de l’île ont montré que le camp de la paix était toujours vivant. Dans un sondage conduit en avril 2021 par l’Observatoire hellénique de la London School of Economics,66,5% des Chypriotes grecs et 63,6% des Chypriotes turcs souhaitent un accord mutuellement accepté qui aboutira à une fédération bizonale et bicommunautaire.

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Après 55 ans de séparation politique et 45 ans de division physique, les affrontements intercommunautaires à Chypre se sont cimentés dans un conflit gelé insoluble. Ce statu quo a progressivement affaibli le niveau de confiance entre les parties et nourrit les rhétoriques nationalistes des dirigeants, si bien qu’ils adoptent aujourd’hui des positions plus antagoniques que jamais sur l’avenir de l’île. Cette situation est aujourd’hui utilisée par la Turquie dans une politique d’extension de sa puissance et de son influence en Méditerranée orientale.

Le temps joue contre la recherche d’une solution, surtout en l’absence réelle de pression sur les Chypriotes grecs. Il est nécessaire de créer pour les parties une dépendance à la paix plutôt qu’au conflit confortable, de ramener les négociations à Nicosie, d’être plus transparent et de créer un processus de négociation incluant la société civile. Mais pour cela, il est nécessaire d’envisager l’autre comme partenaire. Les prochaines élections présidentielles dans le Sud en 2023 devraient montrer s’il peut y avoir « un dernier effort avant la partition » pour éviter que la Ligne verte ne devienne une frontière extérieure de l’Union européenne.