Par Charles-Emmanuel Detry, le 17 mars 2022
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II. La conjoncture du droit international : quand le lawfare éclaire
Si apprécier l’objectivité d’une interprétation du droit international est hors de notre portée, le seul succédané dont on dispose est de constater que telle interprétation est isolée ou largement partagée. Ainsi, nous pouvons affirmer que les États ont majoritairement condamné l’agression américaine de l’Irak[1] et l’annexion de la Crimée par la Russie[2]. De même, chacun a en tête que l’Assemblée générale des Nations Unies vient d’adopter une résolution « Agression contre l’Ukraine » par laquelle elle « déplore dans les termes les plus énergiques » la violation russe avec 141 votes pour, 5 contre et 35 abstentions[3]. Cela pourrait revenir à dire que la « bonne » interprétation du droit international ne peut être que celle qui rallie le plus d’États de la planète, c’est-à-dire celle qui résulte de la plus grande communauté d’intérêts possible. Mais simultanément, compte tenu de l’extrême inégalité des États, la communauté d’intérêts décisive ne peut être que celle qui existe entre les grandes puissances, seules à même d’accomplir le droit en traduisant leurs interprétations dans les faits. Le juriste doit-il faire primer la force sur le nombre ? Nous sommes renvoyés au problème déjà signalé : à moins d’introduire un critère supérieur de justice grâce auquel il serait possible de pondérer les pratiques étatiques, nous ne pouvons que nous réfugier dans l’éthique individuelle (« il se trouve que je préfère ceci ») ou dans une sociologie de la doctrine (« la majorité de la profession pense cela »), c’est-à-dire dans de purs faits, si dignes de considération soient-ils. Mais peut-être pourrait-on éluder cette difficulté en avançant qu’aujourd’hui, le consensus des grands ne serait pas si éloigné d’un consensus universel (de même que tous les pays de l’Union européenne se retrouvent presque toujours dans une entente franco-allemande).
À plusieurs reprises dans l’histoire, nous avons cru voir se constituer entre États une communauté d’intérêts vaste et durable, le plus récemment lors de la chute de l’Union soviétique. L’espoir d’une diffusion des valeurs démocratiques favorisée par une hégémonie américaine responsable et acceptée est aujourd’hui déçu, inutile d’insister sur ce point. Dans un monde où la démocratie recule à mesure même que l’hégémonie américaine est contestée, la communauté d’intérêts que les États pourraient néanmoins se reconnaître n’a pas toutes les chances d’être pro-américaine, ni pro-démocratique. Les relations internationales contemporaines semblent confirmer la loi de l’équilibre contre celle de l’hégémonie, en même temps qu’elles reprennent le caractère exprimé par la notion parlante mais fourre-tout d’hétérogénéité[4]. On hésite à parler d’un camp des dictatures, mais l’entente fragile – la guerre en Ukraine l’a encore montré – entre la Chine et la Russie s’oppose à une alliance des démocraties rendue plus incertaine par les désaccords entre les États-Unis et l’Europe et les difficultés qui menacent leur régime démocratique lui-même. Quoi qu’il en soit, l’interprétation du droit international suscite entre ces États des controverses qui vont jusqu’à son fondement même, avec des répercussions dans la plupart de ses matières, notamment les droits de l’homme, le statut des espaces et par-dessus tout, car cela demeure le problème essentiel, le recours à la force[5].
Si le lawfare révèle quelque chose du droit international, c’est qu’en période d’étiolement des intérêts communs entre États, et surtout entre les plus puissants d’entre eux, le droit international ne peut pas être autre chose que des interprétations étatiques en opposition. Sans doute n’est-il jamais contesté dans son existence même : État et droit international s’impliquant mutuellement, l’État qui nierait le droit international finirait par se nier lui-même. Sans doute aussi cette situation laisse-t-elle subsister de vastes domaines d’accord sur des questions plus ou moins secondaires et ne justifie-t-elle pas de prolonger des débats interminables et à certains égards oiseux sur la juridicité du droit international. Mais sur les questions jugées principales, l’incertitude quant aux règles du droit international est en proportion de l’inimitié entre États ; qu’on la déclare ou non, la « guerre du droit » est la conséquence nécessaire d’une absence de paix véritable. Plus profond est le sentiment d’être en guerre, de n’avoir pas d’amis, plus la bellicosité imprègne chaque secteur de l’activité humaine et généralise la métaphore guerrière, plus le droit international s’identifie au lawfare[6].
On objectera peut-être que les relations internationales n’ont jamais connu quoi que ce soit qui ressemble à une paix véritable, que la stratégie y est toujours prédominante et par conséquent, que le lawfare appartient bien à leur structure et non à leur conjoncture. Cette proposition, qui revient à dire que les États ne sauraient jamais être que des ennemis, est évidemment la question fondamentale de la pensée internationale et ne saurait être discutée plus en détails ici. Disons juste qu’elle nous paraît excessive. Même si l’on adopte la distinction ami/ennemi comme critère de la politique et si l’on tient par conséquent l’inimitié pour inhérente à la pluralité des unités politiques, il faudrait encore noter que son promoteur, dont les arrière-pensées sont sans importance ici, avait précisément vu la limitation de la guerre – à défaut d’une inconcevable abolition – comme la tâche historique du droit international[7]. Cette limitation suppose un esprit de modération entre les États et surtout entre les grands, qu’ils tempèrent leur hostilité en se retrouvant autour de certaines règles. Dès lors, du risque permanent de la guerre, il ne s’ensuit pas une guerre permanente du droit. Rien ne paraît absolument empêcher une nouvelle extension du cercle de l’accord entre États, mais on mesure, tant qu’ils seront dominés par les États-Unis tels qu’ils sont et la Chine telle qu’elle est, ce à quoi il leur faudrait renoncer au nom d’un intérêt commun, rendant possible une interprétation plus unanime du droit international.
En temps de lawfare, quelle attitude les juristes de droit international devraient-ils adopter ? À notre avis, celle qui consisterait à noter fidèlement quelles interprétations triomphent ; mais aussi peut-être à redoubler d’efforts pour dire les interprétations qui, en raison, et quel que soit le démenti apporté par la réalité, devraient triompher.
[1] Voir les développements consacrés par Olivier Corten au rejet majoritaire de la thèse d’une autorisation implicite du Conseil de sécurité, alléguée par les États-Unis (op. cit., pp. 595-600).
[2] La résolution 68/262 de l’Assemblée générale des Nations Unies (« Intégrité territoriale de l’Ukraine ») a été adoptée avec 100 voix pour, 11 contre et 58 abstentions, en l’absence de 24 représentants.
[3] Voir A/RES/ES-11/1.
[4] Nous avions essayé sur ce blog de caractériser la situation contemporaine en effectuant une relecture critique du concept d’hétérogénéité (« Une ‘nouvelle guerre froide’ ? Les relations sino-américaines et l’hétérogénéité du système international », ThucyBlog, n° 32, 30 avril 2020).
[5] La tribune conjointe des ambassadeurs russe et chinois à Washington de novembre 2021, publiée en réaction au sommet pour la démocratie organisé par les États-Unis, est un exemple typique des effets de la conjoncture actuelle sur l’interprétation du droit international : « Interférer dans les affaires intérieures d’autres pays – sous prétexte de lutte contre la corruption, de promotion des valeurs démocratiques, ou de protection des droits de l’homme –, entraver leur développement, agiter la menace de sanctions, et même violer leur souveraineté, leur unité et leur intégrité territoriale, cela va à l’encontre de la Charte des Nations Unies et des autres normes fondamentales du droit international et est à l’évidence anti-démocratique ».
[6] Comme le souligne Julian Fernandez, le lawfare « prospère dans ce contexte intermédiaire entre la guerre et la paix qui domine les relations stratégiques contemporaines » (Relations internationales, op. cit., p. 298). Il est dès lors plus que jamais urgent, notamment pour l’étude du droit international, de tirer toutes les conséquences de ce contexte intermédiaire, qui n’est pas neuf mais toujours plus sensible.
[7] Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, Paris, PUF, « Quadrige », présenté par Peter Haggenmacher, 2012, 368 p.