ThucyBlog n° 199 – Le lawfare nous apprend-il quelque chose sur le droit international ? (2/3)

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Par Charles-Emmanuel Detry, le 10 mars 2022

Lire le début (Partie 1/3)

I. La structure du droit international : quand le lawfare obscurcit

Il existe, dans la doctrine internationaliste, une tendance à voir dans le droit international une fin en soi. Elle est celle de tous les auteurs qui se disent « pour » le droit international, en ce qu’ils se déclarent partisans d’un plus grand rôle du droit dans les relations internationales. Ce plus grand rôle résulterait d’une transposition, dans la sphère internationale, de l’idéologie bourgeoise (rien de péjoratif dans ce terme) de l’État de droit, soucieuse avant tout de sécurité juridique et de stabilité des positions acquises. Il verrait sans cesse s’accroître le périmètre des différends interétatiques soumis à un règlement juridictionnel, à la faveur d’une révérence des États pour la règle de droit international, analogue au respect que les citoyens d’un régime modéré témoignent normalement à leur droit national. Les procédures d’une démocratie interétatique revêtiraient cette règle d’une éminente légitimité et rendraient progressivement négligeables les énormes inégalités de puissance qui distinguent les États entre eux, jusqu’à transcender l’État lui-même.

Notre intention n’est pas de dénigrer sottement cet idéal, mais de rappeler qu’en tant qu’idéal, il ne correspond pas à la réalité. Le fait est que jusqu’à présent, le droit international n’a jamais été érigé en valeur qui orienterait l’action des États en vue d’établir quelque règne du droit dans les relations internationales – même pas, nous semble-t-il, par les plus faibles d’entre eux, qui ne manifestent pas beaucoup d’enthousiasme pour se transcender eux-mêmes, ce qui de toute façon porterait peu à conséquence en raison même de leur faiblesse[1]. L’attitude des États vis-à-vis du droit international a toujours consisté à le traiter non comme une fin en soi, mais comme un moyen en vue d’une certaine fin. Cette fin peut fort bien être collective et non purement individuelle, caractérisée par une certaine élévation plutôt que par la bassesse suggérée par l’expression « intérêts nationaux ». Les intérêts ne s’opposent d’ailleurs pas aux valeurs, comme le suggère une fausse alternative, car comment sinon en vertu d’une valeur une chose pourrait-elle être considérée par un État comme relevant de son intérêt ? Il faut reconnaître, cependant, que les États sont loin de n’avoir que des intérêts communs, et sont très inégalement à même de faire valoir leur intérêt propre. Il faut dire aussi que cela resterait dans une certaine mesure vrai même si le droit international était considéré par les États comme une fin en soi au sein d’une démocratie interétatique apaisée, sorte d’Union européenne qui aurait réalisé sa vocation universelle en s’étendant au monde entier : chacun voit bien qu’au sein même des États libéraux (sans parler de ce qui se passe à l’intérieur de l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui), le respect pour la règle de droit n’apporte pas en lui-même la réponse à la question de savoir quels intérêts le droit doit protéger, c’est-à-dire quelles fins il lui faut poursuivre.

Dès lors que le droit international est considéré comme un moyen et non comme une fin, on comprend bien que dénoncer son instrumentalisation par les États ne peut pas avoir plus de sens que de déplorer l’instrumentalisation du poumon par l’appareil respiratoire, de la scie à métaux par l’ouvrier ou du pinceau par le peintre. Déplorer un « usage » du droit international ne veut rien dire puisque tous les États usent du droit international, soit pour agir seuls, soit pour faire des choses en commun[2]. En ce sens, le droit est une technique, c’est-à-dire qu’il est fait pour servir à une action qu’il n’oriente pas (à la rigueur, on peut considérer que cette technique contraint rationnellement l’action future, mais cela ne change rien au fait que la contrainte technique répond à un objectif qui ne lui est pas intrinsèque). Dès lors, quand l’attitude d’un État à l’égard du droit international est taxée d’instrumentalisation, ce qui lui est reproché n’est pas de faire du droit international un outil, mais de mettre cet outil au service de la mauvaise politique. Ce n’est évidemment pas un hasard si, dans les démocraties, l’accusation de lawfare est surtout faite aux dictatures ou aux terroristes (deux catégories qui ne sont pas mutuellement exclusives), acteurs dont la conduite est réprouvée. Symétriquement, c’est aux démocraties que leurs critiques reprochent le recours au lawfare (et les plus virulents diront qu’elles essaient par-là de dresser un paravent pour dissimuler leur propre terrorisme).

Ainsi, l’existence d’une politique chinoise à l’égard du droit international a-t-elle attiré d’autant plus l’attention que la Chine, avec la candeur paradoxale dont font quelquefois preuve les dictatures, a jugé bon d’adopter officiellement une doctrine dite de la guerre du droit[3]. Mais, si l’on met de côté le mot, dont le caractère martial fera l’objet de commentaires tout à l’heure, il faut remarquer que la chose est pratiquée par tous les États au monde, en ce compris les démocraties et notamment, faut-il le dire, la démocratie américaine. Les règles du droit international, comme toutes les règles de droit, sont indéterminées, c’est-à-dire que leur sens doit être déterminé par une interprétation[4]. Chaque État cherche donc à faire valoir l’interprétation qui lui est la plus favorable et, dans un droit dépourvu d’instances à même d’imposer une interprétation « objective » (un gouvernement, une assemblée, une juridiction obligatoire), les règles ont le contenu que leur donnent des interprétations subjectives, qui souvent coïncident, mais parfois non[5].

Nous savons bien, par exemple, qu’il est possible de bâtir une argumentation en faveur de la conformité au droit international du rattachement de la Crimée à la Russie ou de l’intervention américaine en Iraq, ne fût-ce que par ce que chacun de ces États l’a fait. Pareillement, Vladimir Poutine n’a pas manqué d’invoquer l’article 51 de la Charte des Nations Unies et la nécessité de protéger les populations russophones d’un « génocide » au moment d’envahir l’Ukraine[6]. Répondre que ces argumentations sont fallacieuses, qu’elles seraient rejetées par n’importe quelle personne de bonne foi, n’a de sens que si l’on érige la bonne foi, postulat nécessaire de tout droit, en principe supérieur aux volontés étatiques, garant de l’unité du droit international[7]. En revanche, comment un positiviste strict pourrait-il fonder la vérité d’une interprétation sur autre chose qu’une pure préférence personnelle, effet d’un déterminisme dont il faudrait au mieux, par honnêteté scientifique, chercher à rendre compte sans cacher sa condition d’homme situé (je pense ceci parce que je suis X, mais peut-être penserais-je différemment si comme vous j’étais Y)[8] ? Il faudrait assumer de se prononcer sur la conformité de telle conception du droit international à une justice objective, ce que la plupart des juristes, à tort ou à raison, ont renoncé à faire en répudiant le droit naturel.

Bref, en tant qu’idée d’instrumentalisation du droit international, le lawfare nous paraît perdre de vue que le droit international n’est qu’un instrument soumis à la relativité de l’interétatisme. La notion touche peut-être quelque chose de plus juste en attirant notre attention sur le caractère toujours plus stratégique des relations interétatiques contemporaines, ce qui n’est pas sans incidence sur le droit international.

Lire la suite (Partie 3/3) 

[1] La thèse de l’existence de deux politiques juridiques extérieures est défendue par Robert Kolb, Réflexions sur les politiques juridiques extérieures, Paris, Pedone, 2015, 138 p. Celui-ci oppose une politique « subjective », intéressée, des grandes puissances, à une politique « objective », défenseuse du droit en tant que tel, qui serait celle des petits États. La distinction nous paraît affaiblie par l’auteur lui-même, qui concède que les petits États ont eux aussi des « intérêts vitaux » qu’ils mettent parfois au-dessus du respect du droit pour lui-même. Quand bien même les faibles n’en auraient pas, c’est par définition, qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, l’attitude des forts qui pèse le plus sur les relations internationales et conditionne donc leur transformation éventuelle. Notons que la thèse de Robert Kolb est, d’une certaine manière, à rebours de la connotation première du terme lawfare, initialement théorisé par l’armée américaine comme la seule arme des faibles dans leur lutte contre les forts.

[2] Ce point est souligné avec une grande netteté par Adrien Schu (op. cit.). Nous n’apporterions qu’une nuance à son analyse : à nos yeux, elle donne une trop grande place aux recours juridictionnels dans les usages du droit. Tout bien considéré, en droit international, la juridiction reste très exceptionnelle. L’usage du droit se manifeste bien plus souvent par la législation et l’exécution, activités qui se confondent dans la pratique des États.

[3] Pour une présentation, voir dans ces pages Carine Monteiro da Silva, « (Re)découvrir la stratégie chinoise des « Trois guerres » : guerre de l’opinion publique, guerre psychologique, guerre du droit », ThucyBlog, n° 143, 1er juillet 2021.

[4] Plus exactement, la règle ou norme n’est pas l’objet de l’interprétation d’un texte (ou d’une pratique) mais son résultat : « la norme n’est que la signification prescriptive d’un énoncé » (Michel Troper, « Interprétation » in Denis Alland et Stéphane Rials, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 845).

[5] Cependant, il est peut-être exagéré d’assimiler l’interprétation à une pure décision, comme on le fait parfois. S’il y a une emprise de l’interprétation sur le droit international public, celui-ci a lui-même une certaine emprise sur l’interprétation, selon l’expression employée par Denis Alland, « L’interprétation du droit international public », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 2012, tome 362, pp. 41-394.).

[6] Pour une évaluation, voir Marko Milanovic, « What is Russia’s Legal Justification for Using Force against Ukraine ? », 24 février 2022. Comme on le sait, l’Ukraine a déposé une requête introductive d’instance devant la Cour internationale de Justice, considérant qu’un différend l’oppose à la Russie sur l’interprétation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Cette initiative a été décrite comme du « lawfare au service de la justice » (voir Frédéric Mégret, « Quelle justice internationale pour l’Ukraine ? », Le Rubicon, 1er mars 2022), une expression qui doit nous conduire à nous demander quelle est alors la différence entre lawfare et recours ordinaire prévu par le droit.

[7] En ce sens, voir Robert Kolb, La bonne foi en droit international public, Paris, PUF, 2000, 756 p.

[8] Représentatif de cette attitude est l’ouvrage d’Olivier Corten, Le droit contre la guerre, Paris, Pedone, 2020, 903 p. Le livre s’ouvre sur une anecdote personnelle qui est l’occasion pour l’auteur de confesser « la méfiance que m’ont inspiré les justifications officiellement avancées par les puissances intervenantes ». Olivier Corten considère que la méthode scientifique impose « plutôt que de prétendre à une neutralité inaccessible, de préciser d’emblée d’ ‘où l’on parle’ » (p. 11). S’étant acquitté de son devoir, l’auteur est alors libre de choisir entre l’une des deux options méthodologiques qui lui paraissent se présenter aux juristes en matière d’interprétation du droit du recours à la force, sans chercher à démontrer, parce qu’il juge la chose indémontrable, que l’une devrait nécessairement l’emporter sur l’autre dans un domaine qu’il décrit lui-même comme « un terrain privilégié de ce qu’on a désigné le Lawfare » (p. 20).