Par Charles-Emmanuel Detry, le 10 mars 2022
Ce texte est le premier d’une série de trois consacrée à une dimension renouvelée des relations internationales, la lutte pour le droit, que la mode actuelle dénomme, à l’américaine, « Lawfare ».
Le débat sur le lawfare ne peut plus être ignoré de quiconque s’intéresse aux relations internationales. La genèse américaine de ce mot valise (law + warfare) est désormais bien connue[1] et la notion a déjà fait l’objet de plusieurs tentatives de clarification en langue française[2]. Indice de son succès, on la retrouve jusque dans des discussions de politique intérieure, au-delà du domaine des relations internationales qui l’a vu naître[3]. Au sein de celui-ci, les juristes de droit international les plus autorisés[4] n’hésitent plus à employer une expression venue du monde de la stratégie et inconnue encore récemment dans celui du droit.
Il est vrai que la victoire n’est pas complète. D’un côté, la plupart des auteurs déplorent une certaine indétermination du concept de lawfare[5] ; de l’autre, les internationalistes francophones ont remarqué sa parenté avec celui de politique juridique extérieure, bien connu d’eux depuis un essai fameux de Guy de Lacharrière[6]. N’empêche, tout le monde s’est mis à parler de lawfare en France, et s’il entre peut-être dans cette habitude le souci panurgique de paraître, avec dix ans de retard, à la pointe des modes académiques américaines, nous ferions preuve d’un snobisme inversé en balayant la discussion pour cette même raison. En fait, il semblerait que nous ne puissions plus nous passer d’un mot qui, sans renvoyer à une chose tout à fait neuve ni tout à fait distincte, désignerait commodément un ensemble de phénomènes caractéristiques des relations internationales contemporaines.
Dans ce petit billet, nous voudrions seulement présenter quelques éléments de réflexion sur la notion de lawfare envisagée du point de vue de l’étude du droit international, sans préjuger de son intérêt éventuel pour d’autres domaines d’investigation[7]. Prenons donc le lawfare dans l’extension large qu’on lui donne aujourd’hui, à l’issue d’un glissement de l’idée de manipulation du droit international humanitaire par les faibles contre les forts à celle d’usage stratégique du droit en général et du droit international en particulier[8]. « Usage », « stratégique » : deux points de vue seront successivement adoptés. À notre avis, reposant sur une méprise quant à la structure du droit international, l’idée d’usage l’obscurcit (I). Il ne faudrait cependant pas en rester là, car l’idée de stratégie en éclaire la conjoncture (II).
[1] Le néologisme lawfare, popularisé en 2001 sous la plume du général américain Charles Dunlap, a d’abord été forgé en réaction à la « judiciarisation croissante des interventions armées », pour exprimer la crainte de l’armée américaine de « contraintes juridiques désavantageuses par rapport à un ennemi qui n’aurait cure du droit international », comme l’a signalé dans une utile mise au point Amélie Ferey, « Droit de la guerre ou guerre du droit ? Réflexion française sur le lawfare », Revue Défense Nationale, 2018/1, n° 806, p. 55.
[2] Voir notamment la journée d’étude « Lawfare et conflictualités » organisée le 19 octobre 2020 par l’IRSEM et l’université de Bordeaux en partenariat avec le Centre de recherche français de Jérusalem (CRFJ) [compte rendu disponible sur le site du CRFJ].
[3] Julian Fernandez, « Lawfare : le droit comme continuation de la politique par d’autres moyens ? », Le Club de Mediapart, 7 octobre 2019.
[4] Voir notamment Serge Sur, Relations internationales, Paris, LGDJ, 2021, pp. 367-379 et Julian Fernandez, Relations internationales, Paris, Dalloz, 2021, p. 296-298. Quoiqu’il ait accueilli le terme lawfare dans la dernière édition de son manuel, Serge Sur parlait jusqu’ici plus volontiers de lutte pour le droit.
[5] « L’inflation contemporaine des usages du terme lawfare dans la littérature en relations internationales a contribué à diluer son sens et à créer la confusion autour de sa signification », remarque Adrien Estève, « Le lawfare ou les usages stratégiques du droit » in Benoît Pelopidas et Frédéric Ramel (dir.), Guerres et conflits armés au XXIe siècle, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, p. 201. Serge Sur observe aussi que le terme est utilisé dans des sens plus ou moins larges, jusqu’à désigner « la lutte pour le droit dans tous ses éléments » (op. cit., p. 368). Ces éléments sont pour lui les recours judiciaires, la définition des normes et l’imposition de sanctions – ce qui correspond, remarquons-le, aux trois fonctions traditionnelles du pouvoir (juger, légiférer, exécuter).
[6] La politique juridique extérieure, Paris, Economica, 1983, 236 p. En parlant de politique juridique extérieure, Guy de Lacharrière voulait dire que les États agissent moins en vertu qu’à l’égard du droit international, sans l’ignorer mais aussi sans en faire le déterminant de toute leur conduite. Bref, en matière de droit international comme en toutes choses, les États adoptent l’attitude qu’ils jugent la plus conforme à leurs intérêts nationaux, et cette attitude peut être étudiée par les juristes indépendamment de la question de savoir ce que les règles du droit international prescrivent. L’ouverture du débat sur le lawfare semble avoir suscité un intérêt rétrospectif pour cet auteur et ses continuateurs (voir par exemple la mention qui leur est faite dans Charles-Philippe David et Olivier Schmitt, La guerre et la paix, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, pp. 263-296).
[7] Amélie Ferey juge ainsi que « la recherche sur le lawfare s’inscrit dans une réflexion de long terme sur le renouvellement de l’art de la guerre au XXIe siècle » (op. cit., p. 57). Cette question regarde les stratégistes et non les juristes. On peut cependant remarquer que, parmi les premiers, des doutes ont été exprimés quant à la valeur de ce concept qui ne rendrait pas compte d’un phénomène spécifique dans l’art de la guerre (voir l’excellente contribution de Adrien Schu, « Lawfare : critique d’un concept défaillant », Raisons politiques, 2022, à paraître).
[8] Tout en distinguant plusieurs définitions possibles, Adrien Estève les ramasse en une formule : « les multiples utilisations du droit par les acteurs du système international pour bénéficier d’un avantage stratégique sur leurs adversaires » (op. cit., p. 201). Nous nous en tenons ici aux acteurs étatiques, dont chacun reconnaîtra, sans entrer dans des débats éculés, qu’ils ne sont pas sur le même plan que les autres du point de vue du droit international.