ThucyBlog n° 206 – Premiers enseignements de la guerre en Ukraine (2/2)

Crédit photo : Alek S. (licence CCA)

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Par Chloé Berger, le 7 avril 2022

Lire le début (Partie 1/2) 

Après un mois de guerre en Ukraine, on peut d’ores et déjà dégager un certain nombre de leçons sur la manière dont les forces russes ont conduit cette « opération spéciale » et les difficultés auxquelles elles se sont heurtées sur le terrain.

Un retour aux fondamentaux de la guerre ?

La résistance populaire ukrainienne, appuyée par des forces armées bien entraînées et de mieux en mieux équipées, rappelle l’avantage de la défense ; a fortiori, dans un pays aussi vaste dont il est impossible de défendre les frontières. Cependant, l’appel à des combattants étrangers[1], en particulier la présence de milices tchétchènes, et la distribution massive d’armes à la population pourraient se révéler des défis de poids pour tout effort de stabilisation (programmes DDR) à terme. Le recours des forces russes à des supplétifs, tels que les milices de Kadirov, ou les mercenaires du groupe Wagner et leurs recrues syriennes, signale une tentative du Kremlin de réduire la pression sur les forces armées russes et éviter à tout prix le recours à une mobilisation qui s’avérerait désastreuse pour les autorités russes.

Dans ce contexte, les centres névralgiques sont rapidement devenus l’enjeu d’une guerre de siège[2] qui tend à étendre les lignes de communication, ralentit le tempo opérationnel et inscrit les opérations dans la durée. Une guerre d’attrition qui risque d’épuiser l’attaquant tout en complexifiant significativement la reconstruction du pays à terme. Les destructions sont considérables, sans parler de la situation humanitaire dans certaines zones comme Marioupol. En moins d’un mois le conflit a jeté plus de 10 millions de personnes sur les routes, dont 4 millions ont trouvé refuge dans les pays voisins[3]. A terme, on peut ainsi douter de la capacité de forces russes à occuper le terrain, ni même à assurer la fourniture des services de base aux populations dans les zones séparatistes. Des limites capacitaires qui risquent de rapidement éroder la popularité du Kremlin auprès des populations pro-russes et qui enverraient un message désastreux aux sympathisants de la Russie en Asie centrale, et dans le reste du monde.

Une sortie de crise : à quel prix ?

Dans ces conditions, le Kremlin pourrait tenter d’obtenir un cessez-le-feu général, lui permettant de se retirer vers les zones séparatistes constituant désormais un glacis protecteur tout le long des frontières russes et biélorusses et assurant le contrôle du Kremlin sur le Sud du pays : la mer d’Azov, mais aussi la mer Noire et le canal permettant l’accès à la Syrie. Des zones séparatistes qui pourraient être « réchauffées » en fonction des besoins stratégiques du Kremlin. La Russie accèderait enfin aux mers chaudes mais au prix d’une campagne militaire aux coûts exorbitants. Les sanctions occidentales commencent à prouver leur efficacité[4] : le rouble a perdu plus d’un tiers de sa valeur en un mois, forçant le Kremlin à libeller ses exportations en direction de ses partenaires en Afrique ou dans la région MENA en roubles. Une dépendance particulièrement marquée[5] en matière alimentaire (importations de blé ukrainien et russe) qui explique l’attitude réservée des pays de ces régions vis-à-vis de la résolution de l’Assemblée générale condamnant l’agression russe. Dans un contexte post-Covid tendu, la crise ukrainienne pourrait raviver le mécontentement populaire vis-à-vis de certains régimes d’Afrique du Nord. La dépendance énergétique des Européens vis-à-vis de la Russie[6] reste également un important levier de pression et il ne sera pas si aisé de trouver des sources d’approvisionnement alternatives. A plus long terme, ces bouleversements devraient cependant amener les Européens à se tourner vers d’autres producteurs de gaz ou de pétrole, en Méditerranée notamment, et accélérer les investissements dans les énergies vertes.

Alors que reprennent les négociations entre l’Ukraine et la Russie en Turquie, il est encore trop tôt pour prédire de l’issue du conflit. Quelle que soit cette issue, nul doute que la guerre en Ukraine contribue d’ores et déjà à redessiner les équilibres de force internationaux et hâte l’avènement d’un monde multipolaire, au sein duquel la Chine jouera un rôle de premier plan. A contrario, la décision malheureuse du président russe d’envahir l’Ukraine pourrait signer la fin de son ambition de redonner à la Russie son statut de grande puissance. Vladimir Poutine a détruit le cœur d’un monde orthodoxe dont il entendait reconstituer l’unité et la sphère d’influence. Au-delà, la mobilisation des facteurs de puissance en vue de la poursuite de l’effort de guerre va contraindre la Russie à se recentrer sur sa proche périphérie et à se désengager d’un certain nombre de théâtres. Le vide de puissance créé par le repli russe pourrait ainsi contribuer à réchauffer certains conflits en Afrique du Nord et au Moyen Orient.

[1] Guerre en Ukraine : Tchétchènes, mercenaires, volontaires étrangers, Syriens… Qui se bat en Ukraine ? – rtbf.be

[2] Conflict in Ukraine | Global Conflict Tracker (cfr.org)

[3] Situation Ukraine Refugee Situation (unhcr.org)

[4] Mesures restrictives de l’UE en réaction à la crise en Ukraine – Consilium (europa.eu)

[5] Impacts de la guerre en Ukraine au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (fmes-france.org)

[6] La (co)dépendance énergétique de l’Europe et de la Russie en chiffres | Public Senat