ThucyBlog n° 205 – Premiers enseignements de la guerre en Ukraine (1/2)

Crédit photo : Alek S. (licence CCA)

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Par Chloé Berger, le 4 avril 2022

Après la reconnaissance unilatérale des républiques de Donetsk et Lougansk le 21 février 2022, le commandement politico-militaire russe s’est lancé le 24 février dans une opération militaire de grande ampleur visant à « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine. Un coup de force qui a pris de court l’ensemble de la communauté internationale en dépit de la crise ouverte entre la Russie et les Alliés otaniens depuis la fin de l’été 2021. Dès novembre 2021, les Etats-Unis avaient en effet mis en garde leurs allies européens quant à l’éventualité d’une action coercitive russe de grande ampleur à l’encontre des autorités de Kiev.

Comment expliquer l’effet de surprise provoqué par l’entrée des troupes russes en Ukraine alors même que l’échec des négociations ne semblait plus laisser d’autre voie que le recours à la force ? Doit-on y voir une défaillance des services de renseignement européens ou une méfiance persistante quant aux menaces avancées par les renseignements américains, conséquence malheureuse des suites de l’« affaire irakienne » (2003) ? Plus fondamentalement, ne doit-on pas y voir un impensé du retour de la guerre dans une Europe tenue a l’écart des changements violents ayant affecté la scène internationale au cours des vingt dernières années ? La guerre est devenue une affaire « extérieure », faite d’opérations de stabilisation et de contre-terrorisme ; quand il ne s’agit pas plus simplement de lutter contre une pandémie.

S’il est encore trop tôt pour prédire l’issue du conflit en Ukraine, un certain nombre de constats s’imposent sur la manière dont les acteurs, en particulier occidentaux, ont géré l’escalade ayant précédé l’entrée des troupes en Ukraine. De même, après un mois de guerre, on peut d’ores et déjà dégager un certain nombre de leçons sur la manière dont les forces russes ont conduit cette « opération spéciale » et les difficultés auxquelles elles se sont heurtées sur le terrain.

Un statu quo russo-atlantique devenu intenable ?

Le réchauffement des tensions entre Kiev et Moscou remonte au début de l’année dernière ; l’arrivée d’une nouvelle administration à la Maison Blanche pourrait ainsi avoir modifié les calculs des belligérants. Le président Zelensky, alors en perte vitesse au sein de son propre parti, y a certainement vu l’opportunité de se rapprocher des Etats-Unis et de renforcer sa popularité[1] en approfondissant la coopération avec l’OTAN. Cette posture nationaliste plus affirmée a consolidé sa popularité dans l’ensemble du pays, à l’exception des régions séparatistes où l’on a constaté la cristallisation d’un sentiment pro-russe, contribuant au réchauffement des tensions dans le Donbass. Au printemps, l’OSCE y a constaté une augmentation significative des violations du cessez-le-feu. Tout au long de 2021, les autorités de Kiev ont tenté d’accélérer le processus d’adhésion à l’OTAN en arguant de l’imminence d’une attaque russe. Une rhétorique anti-russe qui alimente la vision obsidionale du Kremlin à l’égard de l’OTAN qui n’a cessé de renforcer ses capacités en mer Noire et dans les pays baltes depuis 2014 ; une augmentation capacitaire qui répond elle-même à l’annexion de la Crimée en 2014, l’établissement de capacités d’interdiction d’accès russes en Syrie et l’expansion croissante de l’influence de Moscou en Méditerranée et en Asie Centrale où le pouvoir russe n’hésite pas à instrumentaliser les tensions (Libye, Algérie, Egypte ; Ossétie, Abkhazie, Nagorno-Karabakh, Tadjikistan, etc.).

Dès le mois de juillet 2021, la Russie commence quant à elle à acheminer des forces et matériels (systèmes S-300, capacités blindées T-72B3 et BMP-2M) vers la Biélorussie en vue de l’exercice « ZAPAD 2021 »[2]. Au même moment, les alliés otaniens conduisent des manœuvres navales en mer Noire (Breeze 2021). Conduites du 10 au 16 septembre dernier, avec pas moins de 200 000 hommes, les manœuvres « ZAPAD 2021 » incluaient la participation de capacités aériennes (SU-30 SM) et d’éléments de la flotte Baltique. Ces manœuvres, bien qu’annuelles, signalent un renforcement des postures de dissuasion sur le continent européen ; une crispation qui doit notamment au non-respect récurrent par la Russie de son obligation de communication à l’OSCE des effectifs déployés en exercice. Un affranchissement croissant vis-à-vis des traités et règles en vigueur, qu’est venu conforter un recours à la force de plus en plus décomplexé au cours des dernières années (annexion de la Crimée, interventions militaires en Syrie et Libye).

Dans ce climat délétère, dégradé par les affaires Skripal, Navalny et les expulsions réciproques de diplomates, les Etats-Unis alertent en novembre 2021 sur la présence de quelque 120 000 troupes russes dans les régions frontalières de l’Ukraine. A cette mobilisation sans précédent de moyens font suite les manœuvres conjointes russes et biélorusses (Détermination alliée 2022) à partir de la mi-janvier 2022. Réunissant plus de 200 000 hommes pendant presqu’un mois (17 janvier – 20 février 2022), ces manœuvres qui s’étendent en longueur questionnent les intentions stratégiques russes alors qu’Européens et Américains tentent de maintenir le dialogue ouvert avec le Kremlin. Le ballet diplomatique ne semble en réalité qu’alimenter la surenchère des exigences russes, demandant rien de moins qu’une remise à plat de l’architecture de sécurité européenne et la garantie d’une non adhésion de l’Ukraine, et de ses voisins, à l’OTAN. La diplomatie de la canonnière russe cherche à enrayer l’expansion de la sphère d’influence occidentale vers l’Est, tout en reconstituant un glacis protecteur qui s’étend de Kaliningrad à la Syrie, en passant par la mer Noire. La stratégie multi-domaine ou de « guerre totale » de la Russie[3] semble avoir l’avantage sur une approche occidentale centrée sur la mise en œuvre de l’ensemble de facteurs de puissance autres que militaire (sanctions économiques, censure des chaînes russes et lutte contre la désinformation, cyberdéfense, etc.).

Un sursaut bienvenu de la communauté euro-atlantique

A la veille de l’invasion russe, les multiples tentatives de négociations ont échoué, ne laissant d’autre alternative qu’un recours à la force risquant d’entraîner les alliés otaniens dans un conflit majeur, bien au-delà de l’Ukraine. Or, en brandissant la menace nucléaire dès les premiers jours du conflit, le président russe a poussé les Occidentaux à faire des choix drastiques et à mettre un terme aux désaccords qui minaient la cohésion de l’Alliance (partage du fardeau entre Etats-Unis et Européens, désaccords avec la Turquie, etc.). Il a par ailleurs contraint l’Union européenne à afficher une fermeté que l’on ne lui connaissait guère. Les Alliés ont fait de la défense du territoire de l’Alliance une ligne rouge (refus de l’établissement d’une no-fly-zone) et réaffirmé leur attachement à la dissuasion nucléaire. La menace d’une utilisation d’armes nucléaires de théâtre sur le territoire européen par un pouvoir russe aux abois reste cependant particulièrement préoccupante. La crise a ainsi souligné les limites d’une approche de la dissuasion basée sur la punition et plaide en faveur d’un renforcement des dispositifs d’interdiction sur le territoire européen. Au-delà, les menaces russes d’une militarisation de l’espace devraient amener les Européens à développer des capacités spatiales autonomes[4] (capacités de lancement notamment), réduisant leur dépendance vis-à-vis de la Russie.

Les Européens (et même l’Allemagne) ont eu recours à la Facilité européenne pour livrer des équipements militaires à l’Ukraine et ont fait preuve d’une ambition collective toute nouvelle en matière de défense, dont on retrouve les premières marques dans la Boussole stratégique. La Suède a de son côté renoncé à une sa doctrine de neutralité[5], alors que la Finlande réfléchit sérieusement à son adhésion à l’OTAN. Ainsi, loin de briser les architectures de sécurité européenne, la guerre en Ukraine a en réalité consolidé ces organisations, en revalorisant leur intérêt aux yeux du grand public. Une visibilité qui devrait offrir aux gouvernements européens d’augmenter substantiellement leurs investissements en matière de défense, à l’image de l’Allemagne qui s’est engagée à dépasser l’objectif des 2% du PIB par an. L’incapacité des Alliés à mobiliser une force conséquente pour s’engager en Ukraine, au-delà de la dizaine de bataillons de la NATO Response Force[6] et des renforts déployés par les Alliés, a en effet mis en lumière la dure réalité capacitaire des armées occidentales, affectées par trois décennies de coupes budgétaires ayant favorisé la haute-technologie au détriment de la masse[7].

Les mauvais calculs opérationnels du Kremlin

Autant de contraintes qui ont certainement pesé dans la décision du Kremlin de s’engager en Ukraine. L’opération militaire spéciale russe visait à s’emparer des centres névralgiques ukrainiens (villes et infrastructures) et faire tomber en moins de 72 heures le gouvernement en place à Kiev. Un mois plus tard, les forces russes apparaissent à la peine avec plus de 2000 morts, alors que la capitale ukrainienne, de même que Marioupol sur la mer Noire, font preuve d’une résistance acharnée. Les difficultés rencontrées par les forces russes (manque de munitions et de carburant, pertes) posent la question d’un enlisement et nous rappellent certains principes fondamentaux de la guerre. Le conflit a ainsi mis en lumière les limites d’une armée russe[8] à deux vitesses : l’armée professionnelle (50 000-60 000 hommes) qui a fait la démonstration de ses performances en Syrie semble alourdie par une masse de conscrits (120 000 hommes), mal préparée et équipée et manquant d’allant au combat. En dépit des frappes des premières heures qui ont cloué au sol la majeure partie des forces aériennes ukrainiennes, la Russie peine toujours à obtenir la supériorité sur l’espace aérien[9] face aux drones et à la défense anti-aérienne ukrainiennes. Même dans le domaine informationnel, Kiev domine totalement la couverture médiatique internationale du conflit, notamment grâce à la personnalité charismatique du président Zelensky qui n’a pas hésité à s’adresser directement aux opinions publiques alliées.

Ainsi en dépit des moyens technologiques et du renseignement, il est impossible de lever le « brouillard de la guerre », celle-ci comportant toujours des surprises à l’image de la détermination de la population ukrainienne à résister. Les rumeurs concernant la mort de plusieurs généraux déployés au front suggèrent des défaillances en matière de commandement et de contrôle. Le manque d’esprit critique qui caractérise les appareils politico-militaires dans les régimes autoritaires explique certainement la mauvaise analyse des contraintes opérationnelles et la vision par trop idéologique de la situation socio-politique ukrainienne qui ont prévalu au Kremlin. Le risque d’un aveuglement du leadership qui confinerait à l’enfermement se pose et le président Poutine pourrait être tenté d’écarter les voix discordantes, s’isolant progressivement de son état-major.

Lire la suite (Partie 2/2) 

[1] Donbas Escalation Has Given Zelensky a Boost—But for How Long? – Carnegie Moscow Center – Carnegie Endowment for International Peace

[2] Grandes manœuvres d’automne : à quoi la Russie se prépare-t-elle ? (obsfr.ru)

[3] NDC – News- Russia’s “total confrontation” on the Eastern flank (nato.int)

[4] L’Europe met fin à sa coopération spatiale avec la Russie, la mission ExoMars suspendue (france24.com)

[5] Ukraine: l’Allemagne augmente ses dépenses militaires, la Suède change de doctrine (rfi.fr)

[6] 2203-map-det-def-east.pdf (nato.int)

[7] [CEMA] Adresse aux armées du général d’armée Thierry Burkhard – YouTube

[8] 030 DSC 20 F – MODERNISATION FORCES ARMEES RUSSES (nato-pa.int)

[9] Bataille de l’air: la supériorité inexploitée de l’aviation russe | JDM (journaldemontreal.com)