ThucyBlog n° 213 – La Serbie de Milosevic et la Russie de Poutine : esquisse d’un parallèle (1/2)

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Par Maxime Lefebvre, le 2 mai 2022 

Maxime Lefebvre est diplomate, ancien ambassadeur, professeur affilié à l’ESCP Business School, auteur de La politique étrangère européenne (« Que sais-je ? », 2021) et La politique étrangère de la France (« Que sais-je ? », 2022). Les propos de cet article sont tenus à titre personnel.

Après avoir suivi toute la crise du Kosovo au cabinet de Hubert Védrine entre 1997 et 2000, je me suis souvent demandé pourquoi l’éclatement de l’URSS n’avait pas conduit, sauf quelques conflits très localisés, à des guerres comparables à celles qui sont suivi l’éclatement de la Yougoslavie. Aujourd’hui, trente ans après, nous y sommes, et cela pose la question, à la lumière de l’expérience yougoslave, de savoir comment traiter ce conflit et comment en sortir.

Parallélisme des origines

Il y a un parallèle, pour commencer, au niveau des origines. Les Serbes et les Russes sont deux peuples slaves qui ont eu, à des échelles différentes, des prétentions hégémoniques dans leur environnement régional. Une grande Serbie a dominé les Balkans au XIVe siècle puis a formé l’ossature de l’Etat yougoslave entre 1918 et 1991, même si le maréchal Tito, qui n’était pas serbe, a veillé à l’équilibre entre les nationalités. La Russie prolongée par l’Union soviétique était un empire, religieux – Moscou était la « troisième Rome » et revendiquait la « vraie foi », l’orthodoxie – puis idéologique – le messianisme communiste -, et dominait les nationalités allogènes, même si l’URSS, conformément au vœu de Lénine, était construite comme une fédération et donnait sa chance à chacun. Staline était de père géorgien et de mère ossète. Le « don » par Khrouchtchev, qui n’était pas d’ascendance ukrainienne mais russe, contrairement à une légende tenace, de la Crimée à l’Ukraine en 1954, pour célébrer le tricentenaire de l’allégeance des cosaques ukrainiens à Moscou, était typique de la fixation de frontières artificielles favorisant l’interpénétration des peuples et la domination par le « centre ».

Les origines identitaires des deux peuples se confondent par ailleurs avec des territoires situés à leur marge, mêlés à leurs malheurs autant qu’à leurs succès, et qui sont devenus des nœuds des conflits actuels : le Kosovo, berceau de la nation serbe, où les Serbes subirent une défaite historique face à l’Empire ottoman en 1389, conduisant à cinq siècles de domination turque dans la région ; la « Rous de Kiev », née à la fin du IX° siècle et abattue par les Mongols au XIII° avant de ressusciter sous la forme de la Moscovie.

Les guerres de Yougoslavie

Les guerres de Yougoslavie sont le produit d’un double processus : le déclin de l’idéologie socialiste universaliste et la montée des nationalismes identitaires. Habitués à être l’élément dominant, les Serbes n’ont pas accepté la fin de l’idée yougoslave et de se retrouver en position minoritaire dans une Croatie et une Bosnie indépendantes, voire dans un Kosovo autonome gouverné par des Albanais. Si les Russes ont mieux accepté de vivre en situation minoritaire en Ukraine ou au Kazakhstan, c’est peut-être parce que l’Histoire y avait du retard, que la Russie avait hérité des attributs de la puissance – 17 millions de km2 sur les 22 de l’URSS, le siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et le statut de puissance nucléaire -, qu’elle se retrouvait dans une position de « primus inter pares », et que la nouvelle « Communauté des Etats indépendants » créée en 1991 préservait des liens économiques, culturels et sécuritaires entre les républiques. La doctrine de « l’étranger proche » formulée dès 1992 montrait que Moscou n’entendait pas traiter les anciennes républiques comme des Etats pleinement indépendants, ce que les Occidentaux ont commencé à contester avec le sommet d’Istanbul de l’OSCE (1999) demandant le retrait des forces russes des « conflits gelés » (Transnistrie, Géorgie notamment).

Au niveau du déroulement, les guerres de Yougoslavie ont pris la forme d’insurrections armées de forces paramilitaires serbes et d’opérations de conquête, soutenues par l’armée fédérale, en fait serbe : en Croatie en 1991 – Slavonie orientale à la frontière serbe avec la conquête de Vukovar ; Krajina limitrophe de la Bosnie – et en Bosnie à partir de 1992, avec le siège de Sarajevo et d’enclaves musulmanes comme Goradze, Srebrenica, Tuzla, Zepa. Des exactions, commises principalement mais pas exclusivement par des Serbes contre des Bosniaques musulmans ont accompagné ces combats. La grande majorité des 90 condamnés du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont été des Serbes de Yougoslavie ou de Bosnie. Un cas de « génocide » a même été caractérisé à Srebrenica. La guerre de Bosnie aurait fait jusqu’à 200 000 morts sur une population de 4,5 millions de personnes. Cela représenterait 3 millions de morts à l’échelle de la population française, deux fois plus que la France n’en a perdu dans la Première guerre mondiale. Le bilan du conflit du Kosovo (1999) est bien moindre car la campagne de bombardements de l’OTAN a forcé la Serbie, au bout de 3 mois, à abandonner sa politique répressive au Kosovo : malgré une crise d’ampleur internationale – une intervention militaire de l’OTAN contre un Etat souverain – et l’exode temporaire de plus d’un million d’Albanais du Kosovo fuyant le conflit, il y a eu officiellement 13 000 tués.

Les conflits entre la Russie et ses voisins

Les conflits impliquant la Russie et ses voisins depuis la fin de l’URSS offrent à la fois des ressemblances et des différences avec les conflits de Yougoslavie. La ressemblance, d’abord, est dans la mise en place d’un pouvoir combinant nationalisme ethnique, régime autoritaire et ambitions extérieures, ce qui se rapproche de ce qu’était le fascisme avant 1945. Slobodan Milosevic, patron de la Ligue des communistes de Serbie, a réalisé son ascension politique en épousant la cause nationaliste serbe, notamment au Kosovo comme l’a illustré le grand rassemblement célébrant le 600e anniversaire de la bataille de Kosovo Polje en 1989. Vladimir Poutine, ancien officier du KGB et Président du FSB russe, a incarné le renouveau de la puissance russe succédant aux errements des années Eltsine. Son « règne » a commencé avec la deuxième guerre en Tchétchénie (1999-2000), une mise au pas que Milosevic n’a pu réaliser au Kosovo, et qui était plus une réaffirmation des frontières de la fédération russe qu’une exclusion ethnique des Tchétchènes, musulmans comme les Kosovars.

Il s’est poursuivi avec la restauration d’un Etat autoritaire – la « verticale du pouvoir » -, l’élimination des opposants, le rétablissement de l’économie, la réaffirmation de la Russie à l’étranger, et la promotion du nationalisme ou du messianisme russe, y compris dans sa dimension religieuse. Dès 2005, Poutine affirmait que la disparition de l’URSS avait été « la plus grande catastrophe géopolitique » du XX° siècle. Comme Milosevic avait radicalisé son pouvoir sur la question du Kosovo et en menant la guerre chez ses voisins, Poutine s’est nourri du ressentiment des Russes face à la grandeur perdue, affirmant au lendemain du début de la guerre en Ukraine qu’elle permettra de « purifier » la société russe et présidant un grand rassemblement nationaliste à Moscou pour les 8 ans de l’annexion de la Crimée.

Jusqu’à la guerre d’Ukraine, les conflits de l’ex-URSS ont été de plus en plus violents mais contenus par rapport aux guerres yougoslaves. Tout en acceptant de fermer des bases militaires en Géorgie, la Russie a maintenu sa présence dans les « conflits gelés » de Transnistrie (Moldavie) et du Caucase (Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, Haut Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaidjan) comme autant de points d’appui stratégiques hors de ses frontières. La courte guerre en Géorgie en août 2008 (1000 morts) n’avait rien d’un conflit nationaliste entre Russes et Géorgiens : la Russie est intervenue pour « protéger » l’Ossétie du Sud d’une opération de reconquête géorgienne, et a accepté de retirer ses troupes de Géorgie à la suite de la médiation de Nicolas Sarkozy à la tête de l’Union européenne, mais elle en a profité pour renforcer son emprise sur les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, reconnues indépendantes par Moscou dans un parallèle manifeste avec le Kosovo reconnu indépendant par les Occidentaux. Poutine avait prévenu en 2006 qu’un Kosovo indépendant ferait un précédent pour d’autres conflits de l’ex-URSS. L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud représentent deux avantages stratégiques majeurs pour Moscou : la première élargit la façade de la mer Noire contrôlée par la Russie, la seconde permet de tenir les deux entrées du tunnel de Roki qui traverse le Grand Caucase.

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