Thucyblog n°283 – Femmes d’Europe, femmes de France (1/2)

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Women International Day protest, unknown location - 19 March 2017

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Par Françoise Thibaut, le 25 avril 2023
(les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur)

Les femmes d’Europe – les Européennes, au sens large, y compris les Américaines du Nord, car les Américains blancs sont des Européens – ont encore beaucoup à revendiquer. Elles ont de nombreux sujets de mécontentement, de frustration, de colère. Parmi elles les Françaises bataillent durement, avec des procédés très divers, pour la reconnaissance de droits, l’abandon de préjugés et d’inégalités. Pour être « reconnues » tout simplement, en tant que femmes, en tant qu’individu à part entière.

Le chemin est long et tumultueux, chargé de l’histoire de siècles sinistres. Mais aussi de périodes moins sombres, et de grandes diversités selon les lieux géographiques, les types de société et de catégorie sociale. Les hommes, c’est bien connu, ont peur de ce qu’ils connaissent mal et de ce qui possède un pouvoir hors de leur portée. Pour maîtriser cet inconnu et leur peur, les hommes asservissent les objets de leur crainte : la nature, les animaux, les femmes : ils éliminent ou maîtrisent. Les femmes sont porteuses d’un inconnu incontournable qui interdit de les éliminer : la perpétuation de l’espèce, le secret de la vie : donc on ne peut s’en passer. Alors, l’homme les asservit, les enserre de règles aliénantes, les enferme, les réduit parfois à une quasi-inexistence pour qu’elles ne leur échappent pas, pour qu’elles ne les dominent pas. Ils leurs inventent des pieds minuscules qui ne les portent plus, les parent de crinolines qui les empêchent de passer dans les portes, les affublent d’un régime matrimonial qui leur vole leur nom, leurs biens, jusqu’à leur intégrité physique. Certes, il existe quelques sociétés où les femmes sont dominantes, mais cela est rare, et continue d’être présenté de nos jours comme une exception.

Bref, tout cela n’est pas très glorieux. Longtemps considérée comme physiquement faible, ou bien mentalement bécasse, exploitable au-delà du possible, la femme se délie progressivement de ses chaînes, mais c’est pénible, long, difficile, et toujours remis en cause. Certes, certaines périodes sont favorables, les romaines parfois, certains milieux médiévaux, lorsque les hommes sont à la Croisade, une brève embellie révolutionnaire…avec toujours cette différence de sort due à la naissance, à l’accès à l’éducation, à la fortune et aux héritages. Ne parlons pas des veuves britanniques exclues de la succession directe de leur défunt : tout est dans Jane Austen et Thackeray.

Trois caractéristiques des femmes européennes

Mais revenons à notre temps : tout en étant le plus souvent la proie de quelque houle revendicatrice, l’Européenne se caractérise par trois traits principaux qui en font un être féminin tout à fait à part.

1° – d’abord le « mariage tardif » : en France à partir du début du 17ème siècle, hors la caste très limitée de la très haute noblesse et des héritiers de souverainetés, il y a peu de mariages d’enfants : les Nobles unissent plutôt des terres et des revenus fonciers, afin de protéger leur patrimoine, les revenus des dits-biens et leur pouvoir dans la durée. Par contre dans les classes moyennes et paysannes, le mariage est soumis à quelques règles aussi impératives que simples : d’abord toute relation sexuelle hors des liens du mariage est un terrible péché : dans un monde pétri de religion et de superstition cette perspective est un moyen assez efficace de contraception. Ensuite le mariage est soumis depuis une Ordonnance de novembre 1639 à l’autorisation parentale, au surplus de l’obligation de publication dû à l’Ordonnance de Blois de 1592 : cette autorisation (qui éclaire bien des romans et des pièces de théâtre) est liée à l’obligation pour les nouveaux mariés de « pouvoir subvenir à leurs besoins », sans aide ni assistance. Le mariage est donc à la fois un sacrement et un contrat, en principe indestructible qui se présente à la fois comme une protection et une servitude. Ce contexte, très familial et quasi clanique, explosera avec la naissance d’un monde ouvrier et du départ massif dans les villes, ce qui explique la déchéance dans laquelle se trouveront souvent les femmes dotées d’enfants plus ou moins réguliers, sans protection juridique.

2° – En second lieu la particularité de l’Europe est le principe de monogamie : l’époux européen a une seule épouse, et pas de concubine. Les maîtresse royales sont un anachronisme brillantissime, dû à une tradition d’obligation de « puissance » du souverain, sous toutes ses formes.

Partout ailleurs sur la planète, quels que soient l’époque, le territoire et le mode de société, la polygamie est la règle, souvent assortie de concubinage officiel. Cela dans l’obsession de la perpétuation de l’espèce, lorsque l’on se rappelle l’importance de la mortalité infantile. Le mâle « doit » procréer : c’est la règle, en Chine, dans le monde Islamique, aux Indes…. L’Européen, avec son épouse unique, semble pauvre et limité ; il contourne d’ailleurs assez souvent cette obligation, surtout lorsqu’il est noble, ou bien dans l’ambiance coloniale. Inversement, les peuples exotiques, sous l’influence occidentale, et aussi par nécessité économique, adoptent peu à peu des usages plus modérés, tendent souvent à l’épouse unique.

Cette monogamie est, elle aussi, une garantie de la modération de la croissance démographique, ce qui assure l’enrichissement collectif, une garantie de moralité, et une certitude patrimoniale de non-division excessive de l’héritage ; la règle du droit d’ainesse garantit d’ailleurs un peu plus cette assurance. La Révolution, en introduisant l’égalité des héritiers, mènera à la division des patrimoines. Cela explique de nos jours le fait que les « très riches » français sont souvent des « pauvres » au regard des nations qui ont gardé le principe du privilège de la primogéniture.

L’obligation monogamique connaît encore bien des distorsions : les latino-américains ont très couramment 2 foyers, voire trois ; la seule limite est l’obligation d’assurer leur subsistance, si possible de manière à peu près égale. Si l’épouse ou le couple sont stériles, cette règle peut virer au drame, voire au meurtre. Les femmes qui ont joui de cette protection d’exclusivité, l’ont aussi payée très chère, souvent au prix de leur vie, dans des enfantements interminables : Thomas Jefferson, ce grand homme, obsédé par la nécessité d’avoir un fils a littéralement « tué » son épouse adorée par des grossesses successives, bien que dangereuses, des fausses couches ou des accouchements aussi répétés que tragiques ; Georgiana, duchesse de Devonshire, fut maudite par la naissance répétée de filles, tant qu’elle n’eut pas mis au monde un héritier ; et Jean Sébastien Bach présenté souvent comme un saint homme : 21 enfants en 2 épouses successives : onze pour la première – qui est morte d’épuisement -, dix pour la seconde et seulement 7 enfants survivants .

De nos jours, l’Européen, dont presque tous les nouveaux nés se portent bien, va dans le sens inverse, une « limitation » volontaire des naissances, qui aboutit tragiquement à une dénatalité. Et la règle de monogamie aboutit à ce qui est appelé désormais « la monogamie successive » : on se sépare, divorce, « pacse », avec d’éventuels enfants de passage, ce qui donne ces familles « recomposées » qui en elles-mêmes ne sont pas tellement nouvelles, mais qui dans notre monde complexe et pressé sont difficiles à bien maîtriser.

Il n’y a pas si longtemps, le principe religieux était très présent et l’on se mariait pour l’éternité : mais vu le degré élevé de mortalité des femmes en couches, cette « éternité » était parfois fort brève, réduite à quelques années, voire quelques mois : ainsi la malheureuse Jeanne Seymour, troisième épouse d’Henri VIII Tudor, obsédé par sa succession, mère du bref Edouard VI, décédée dans la première année de sa royale union. Quant à Napoléon Bonaparte ?… Nous connaissons tous le dilemme impérial…

On sait depuis très peu de temps que le sexe de l’enfant est déterminé par l’homme ; combien d’injustices, de malédictions, de meurtres et de répudiations ont -ils été perpétrés au nom de la recherche de la masculinité ? Que de larmes et de désespérance, quel acharnement, parfois encore dans l’obscurantisme du cerveau masculin. Peut-on dire que l’obsession masculine de la succession mâle est progressivement contrebalancée par la lucidité et l’obstination de femmes clairvoyantes ?  Pourtant la Chine obscure continue à se débarrasser des filles, au grand péril de l’équilibre humain à venir.

Ces deux caractères créent une situation féminine très particulière, faite d’avantages incontestables, de respect et d’exclusivismes possibles, assortie d’inconvénients redoutables, d’interdits, de risques vitaux ; soumise à ce système, la femme d’Europe a largement contribué à l’enrichissement de l’Europe ainsi qu‘à l‘émancipation balbutiante de femmes d‘autres régions du globe.

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