ThucyBlog n° 179 – Comte de Lautréamont – Les Chants de Maldoror, Chant premier, début

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Par ThucyBlog, le 15 décembre 2021

Cet extrait des Chants de Maldoror provient du Chant premier. Le Comte de Lautréamont, son auteur, est né Isidore Ducasse à Montevideo en 1846 et mort à Paris en 1870, durant la guerre franco-prussienne. Confidentiels, n’ayant fait l’objet que de publications restreintes autour des années 1870, redécouverts au début du XXe siècle par des Surréalistes belges, car imprimés à Bruxelles et demeurés dans des cartons, ils ont depuis lors acquis une grande notoriété. Une biographie pleine de découvertes sur l’auteur, dont une photographie inconnue, a été publiée par Jean-Jacques Lefrère (2008), également biographe de Rimbaud (1854-1891), dont Lautréamont est le contemporain à quelques années près. Il écrivait la nuit en s’aidant d’un piano pour scander ses phrases. On peut rencontrer dans ces Chants des éléments autobiographiques, un pastiche d’Homère et plus largement de la littérature populaire de son époque, déclamée avec un humour froid. Il recourt aussi à la technique du collage, notamment de textes scientifiques ou zoologiques utilisés de façon parodique. Consécration suprême, il est publié dans La Pléiade. Admiré par des esprits aussi différents que André Breton, André Gide, Raymond Queneau, on pourrait lui appliquer la formule de Sartre : son œuvre a dans la littérature française l’éclat d’un diamant noir.

On l’utilise ici comme une sorte d’introduction à l’étude des relations internationales. Elles sont en effet souvent grandiloquentes, irrationnelles et cruelles. Observateurs et analystes sont comme les grues en vol, distants et impliqués. Ce livre magnifique, poème en prose, se prête à de multiples interprétations et détournements. Pour ThucyBlog, on notera que les Chants de Maldoror s’achèvent au Panthéon, mais pas pour y inhumer un grand personnage…   

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit au moins égale à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre : quelques-uns seulement savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Ecoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vues de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé de tous côtés avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première (car c’est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

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Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui te dit que tu n’en renifleras pas, baigné dans d’innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l’air beau et noir, comme si tu comprenais l’importance de cet acte et l’importance de ton appétit légitime, lentement et majestueusement, les rouges émanations ? Je t’assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t’appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l’Eternel ! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d’extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l’espace, devenu embaumé comme de parfums et d’encens ; car elles seront rassasiées d’un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.

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Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités de cœur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais qui ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous de m’écouter, si vous le voulez bien… Pardon, il me semblait que mes cheveux s’étaient dressés sur ma tête ; mais ce n’est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées humaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes.

J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais cela, étrange imitation, était impossible (….)