Par André La Meauffe, le 2 novembre 2020
Pseudonyme d’un ancien haut-fonctionnaire des Nations Unies
Oublié comme Chabrol (1930-2010) lui-même, rapidement tombé dans un purgatoire peu après sa mort. On ne trouve que peu de ses films en DVD, et il faut aller sur YouTube pour rencontrer quelques raretés. Il mérite mieux. Il a été l’un des phares de la Nouvelle Vague, par exemple avec Les Cousins (1959), avant de devenir un parangon d’un cinéma classique, récits, intrigues, caractères, sans recherches particulières de mise en scène. L’abondance de sa production lui a probablement nui, une boulimie cinématographique, un film par an en moyenne, avec pas mal de navets, dont il était lui-même conscient. Je n’ai pas réalisé de chef-d’œuvre, disait-il, mais j’ai fait une œuvre. Jugement sévère, parce qu’il a tourné plusieurs grands films dans des genres très différents, de Marie-Chantal contre Dr Kha (1965), parodie des James Bond, à La Cérémonie (1995), tragédie provinciale, en passant par Le boucher (1970), pulsion meurtrière d’un ancien d’Algérie. La bourgeoisie française est son grand sujet, et ses films dressent un tableau joyeusement féroce de la société de la Ve République, parisienne ou provinciale, un peu à l’instar de Maupassant pour la fin du XIXe siècle – en plus satirique. Comme lui, il est plus sociétal que politique, et Nada est une exception dans sa production.
Nada[1] intéresse en effet les relations internationales, il est plus particulièrement une étude du terrorisme et des réactions qu’il suscite. Terrorisme de son époque, l’après Mai 68 et les dérives violentes qu’il a suscitées, dans la décennie qui a précédé les mouvements terroristes en Allemagne et en Italie, ou Action directe en France. Au-delà de son époque, il évoque la nôtre, non par les idéologies et les enjeux, mais par les méthodes. Le terrorisme est en effet une méthode, une stratégie, même si les terroristes ont souvent des traits psychologiques communs, au-delà de la diversité de leurs formations, de leurs parcours, de leurs objectifs. Ce que le film illustre, c’est d’un côté la tragédie du terrorisme, engagé dans des impasses sanglantes, et de l’autre la comédie du pouvoir, contraint à la lutte contre lui et saisissant l’occasion pour régler des comptes sans rapport avec lui. Tragédie, comédie : comment les réunir ? Par une sorte de distance blagueuse qui les renvoie dos à dos. Elle est la marque de Chabrol, elle contribue peut-être à sa défaveur dans une époque dominée par la political correctness.
Tragédie, comédie
Pour la tragédie, le groupe des terroristes. Ils ne sont pas un mouvement constitué, une poignée assez hétéroclite d’individus, dont l’anticapitalisme est le seul ciment. Y figurent un baroudeur revenu désenchanté d’aventures tiers-mondistes, un professeur de philosophie d’un lycée bourgeois, un desperado de style latino-américain, et des comparses ultra-révolutionnaires dont un Allemand, plus anarchistes que marxistes. Ils ne sont pas les moins violents. Le revenant des combats perdus ne veut pas au départ les suivre dans leur projet d’enlever l’ambassadeur américain à Paris pour obtenir une rançon sous peine de l’assassiner, le philosophe se défausse, jugeant l’aventure mal préparée. L’opération est maintenue, l’ambassadeur est capturé dans une maison de rendez-vous où il a ses habitudes hebdomadaires. L’immeuble est très surveillé et protégé par divers services. Les terroristes parviennent à leurs fins non sans faire quelques victimes parmi les policiers. Ils trouvent refuge dans une ferme de Seine et Marne, où les accueille une anarchiste plutôt écologiste, que la violence ne rebute pas. Ils ont envoyé aux médias un communiqué virulent et dénonciateur, dont ils demandent une diffusion publique intégrale, ce qui ne sera pas fait.
Toute cette partie est dramatique, avec seulement le côté vaudeville de la maison de passe, et la tenancière évoque la célèbre Madame Claude, vivandière des plaisirs de l’élite de l’époque. Elle sert de passage vers la comédie, qui apparaît avec l’information et la réaction des autorités. On alerte le ministre de l’Intérieur, très vite désireux de ne pas s’occuper de la question. Il se défausse sur son directeur de cabinet, quitte à le désavouer s’il ne parvient pas à maîtriser la situation. Celui-ci convoque aussitôt un commissaire d’aspect assez louche, sournois, visqueux et brutal, pour le charger de l’enquête. Se noue entre eux un dialogue savoureux. Le rapt a été filmé par des officieux des renseignements généraux, liés à un groupe policier factieux contre lequel on avait sévi. Il détient les images permettant d’identifier les ravisseurs. On est donc conduit à négocier avec ces factieux, à libérer leur chef pour obtenir les précieux clichés. Le sommet de l’Etat est dépeint comme gangrené par une rivalité, voire une guerre des polices, dont le pouvoir politique ne veut pas se mêler. S’y ajoute que, lorsque la ferme est repérée et investie, le directeur de cabinet impose les gendarmes mobiles contre les CRS, méfiance à l’égard du commissaire dont les méthodes sont peu orthodoxes.
Bande annonce de Nada (1974)
Dans une parfaite logique machiavélienne, on lui laisse faire le sale travail, avec la ferme intention de s’en débarrasser ensuite. On revient alors, par un passage à nouveau dramatique, à la tragédie. Le directeur de cabinet laisse entendre qu’il serait préférable que tous les ravisseurs soient tués et que le sort de l’ambassadeur importe peu. Après quelques péripéties où la folie meurtrière de certains membres du commando est éclatante, l’assaut est donné, et le commissaire s’assure que tout le monde est bien mort, malgré les protestations des gendarmes devant les tentatives de reddition des ravisseurs. L’un s’en sort cependant, le desperado, blessé, qui peut regagner Paris. Le commissaire est suspendu, on lui conseille de rester discret, on lui propose de partir quelque temps comme conseiller technique de dictateurs « chez les nègres », à son grand désespoir. Mais il a en quelque sorte gardé comme otage le professeur de philosophie dans son appartement, persuadé que le terroriste fugitif tenterait de s’y réfugier. C’est ce qui se produit. Le desperado, avant de mourir de ses blessures, exécute le commissaire et permet au professeur de se libérer de ses menottes attachées au radiateur.
Une analyse distante et féroce
Faut-il oublier Nada ? Quel est son intérêt actuel, et même permanent ? C’est évidemment celui du terrorisme international, devenu depuis des décennies, sous diverses incarnations, une constante irritante et meurtrière des relations internationales. Irritante pour les Etats, confrontés à une menace diffuse qui mobilise leurs services et souligne leurs difficultés à maintenir la paix publique. Meurtrière pour les sociétés civiles, victimes des attentats, qu’ils soient ciblés ou indifférenciés. On ne confondra pas le terrorisme des années 60 à 90, gauchiste ou d’extrême-droite, avec le terrorisme islamique. Le premier était une fin de partie, un terrorisme de décrue, les mouvements qui l’utilisaient avaient conscience de leur échec, leurs actions étaient désespérées ou vengeresses. Le terrorisme islamique est au service d’une religion en expansion et conquérante, et les soi-disant martyrs qui y recourent espèrent le paradis en retour.
Il reste que, si le terrorisme est un instrument au service d’idéologies multiples, il possède implicitement sa propre idéologie. C’est celle du nihilisme, de la mort, la destruction d’une société considérée comme hostile. Nada, c’est-à-dire rien : ce titre exprime bien la négation du monde et de la vie par ses sectateurs. Tous les terroristes partagent cette haine d’autrui, cette violence qui dévalorise tout ce qui n’est pas soi. Les idéologies ou religions qu’il prétend servir se rejoignent sur ce culte de la mort, celle que l’on donne, celle que l’on reçoit, révolutionnaire et purificatrice. Dans Nada, le groupe est plutôt d’inspiration anarcho-tiers mondiste, mais ses affidés tiennent des propos qui renvoient plutôt à l’extrême-droite : Le professeur de philosophie, qui jalouse ses élèves circulant en voitures de sport là où conduit sa 2CV, insulte un autre automobiliste en prenant l’accent teuton : on vous a niqués en 40, on recommencera la prochaine fois, lui lance-t-il en accompagnant ce propos d’un bras d’honneur. Un autre, dans la ferme, avant l’assaut, lance « Vive la mort », Viva la muerte, qui était le cri des phalangistes durant la guerre civile espagnole. Quant au totalitarisme islamique, la mort est pour lui promesse, épectase divine.
Reste, et c’est l’un des principaux intérêts du film, l’approche de Chabrol, qui est aussi celle du roman de Jean-Patrick Manchette dont le film est tiré : un cynisme absolu, une distance qui renvoie dos à dos les terroristes et l’appareil d’Etat. Généralement, les films sur le terrorisme choisissent leur camp, le plus souvent celui de l’ordre. Nada ne choisit pas, il montre, et montre de part et d’autre des assassins, la folie criminelle derrière les idées, la sauvagerie derrière les institutions. C’est peut-être une des raisons de sa défaveur. Le cinéma est l’empire des passions et des émotions, mais souvent il divise entre le bien et le mal, les bons et les méchants, ce que ne fait pas ce film. Son approche est rationnelle, c’est elle qui permet de faire des comparaisons utiles aujourd’hui. Il démonte la mécanique du terrorisme, comme peut le faire un film à peu près contemporain, Le Sucre (1978), de Jacques Rouffio, pour la mécanique de la spéculation financière. On y fouille peu les caractères, on y montre des stéréotypes, presque des caricatures. Les deux renvoient au titre de l’avant-dernier film de Sacha Guitry, Assassins et voleurs (1957), deux grandes démesures humaines. Tel est le style de Chabrol, à la fois brutal, féroce dans l’analyse et élitiste dans le jugement, ce qui fait la beauté sombre et la valeur permanente de Nada.
[1] Avec notamment Michel Aumont, Michel Duchaussoy, André Falcon, Maurice Garrel, Didier Kaminka, François Perrot, Viviane Romance et les duettistes récurrents de Chabrol, Henri Attal et Dominique Zardi.