Par Charles-Emmanuel Detry, le 3 juin 2021
Ce texte est une version remaniée d’une communication de l’auteur à la table ronde « La Chine et les Nations Unies » organisée par l’Association française pour les Nations Unies et le Centre Thucydide le 29 mars 2021.
Le droit de la mer est l’un des domaines dans lesquels le comportement de la Chine au sein de l’Organisation des Nations Unies suscite des réactions inquiètes de la part d’autres États membres. Récemment, diverses représentations permanentes à New York ont participé à un échange de documents diplomatiques dont l’occasion a été fournie par les activités de la Commission des limites du plateau continental [CLPC]. Il s’agit d’un groupe d’experts formé par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer [CNUDM ; conclue en 1982, elle a codifié les normes alors en vigueur dans le droit international général et établi de nouvelles normes qui lient les États l’ayant ratifié] pour adresser des recommandations scientifiques et techniques aux États parties qui fixent la limite extérieure de leur plateau continental au-delà de 200 milles marins, comme la convention les y autorise dans certaines circonstances.
Prétentions chinoises sur la mer de Chine du Sud
Depuis quelques années, les positions exprimées par la République populaire de Chine en matière de droit de la mer sont principalement orientées par la défense de ses prétentions en mer de Chine méridionale [ci-après « mer du Sud » ; les États riverains de cette mer semi-fermée sont la Chine, Taiwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, le Brunei et l’Indonésie]. Extrêmement étendues et délibérément ambiguës, ces prétentions sont considérées par de nombreux États comme non conformes à la CNUDM. En 2013, les Philippines, parties comme la Chine à la CNUDM, ont fait usage de l’un des mécanismes de règlement juridictionnel des différends prévus par le traité pour constituer un tribunal arbitral auquel il a été demandé d’évaluer le principal fondement juridique avancé à l’appui des prétentions chinoises. Ce tribunal a décidé, le 12 juillet 2016, que la « ligne en neuf traits » invoquée par la Chine ne délimite pas un espace dans lequel cet État jouirait de droits historiques dérogeant validement à la CNUDM. La Chine avait refusé de participer à la procédure et, alléguant l’excès de pouvoir du tribunal, tient la décision pour nulle et non avenue.
L’origine de l’instance introduite par les Philippines remonte à 2009 : c’est alors que la Chine avait fait connaître sa ligne en neuf traits. L’occasion lui en avait été donnée par un échange de notes verbales au Secrétaire général des Nations Unies, initié à propos du dépôt conjoint par le Vietnam et la Malaisie d’une demande à la CLPC[1]. La Chine avait immédiatement dénoncé une « grave atteinte à sa souveraineté, à ses droits souverains et à sa juridiction » dans un document auquel la carte représentant la ligne en neuf traits était annexée[2]. Rétrospectivement, l’année 2009 apparaît comme un point d’inflexion dans la politique étrangère de la Chine, son ambition discrète d’accéder au rang de grande puissance ayant été ouvertement assumée au lendemain de la crise financière mondiale. Cependant, pour ce qui est des activités de la CLPC, ce calendrier résultait d’abord d’un délai de 10 ans qui a commencé à courir en 1999 à l’égard de certains États (compte tenu de la technicité de la démarche et de la charge de travail de la Commission, les Parties ont admis en 2008 que des demandes puissent être complétées après 2009). Sitôt publiées, les prétentions chinoises avaient été rejetées par d’autres États riverains de la mer du Sud lors d’un premier échange diplomatique. Faute d’être compétente pour trancher les différends entre États, la CLPC avait dû reporter indéfiniment l’examen des demandes vietnamo-malaisiennes.
Dix ans plus tard, les observateurs de l’Organisation des Nation Unies viennent d’assister à une seconde « bataille de notes verbales », à nouveau initiée par des demandes partielles de la Malaisie à la CLPC, le 12 décembre 2019[3]. Le même jour, la Chine a adressé une note verbale au Secrétaire général pour dénoncer ces demandes dans les mêmes termes qu’en 2009. Depuis lors, entre décembre 2019 et janvier 2021, 19 notes verbales et 2 lettres[4] ont été émises par 11 États, dont 5 États riverains de la mer du Sud (Chine, Philippines, Vietnam, Indonésie, Malaisie) et, c’est une nouveauté, 6 États non riverains (États-Unis, Australie, Royaume-Uni, Allemagne, France, Japon).
Enseignements des échanges de notes
Plusieurs enseignements ressortent de ce second échange. Tout d’abord, et bien que la ligne en neuf traits ne soit plus annexée aux notes, la Chine maintient l’intégralité de ses prétentions à des droits historiques en mer et à la souveraineté sur ce qu’elle appelle Nanhai Zhudao 南海诸岛, une expression qui désigne l’ensemble des îles de la mer du Sud. La Chine considère que les îles, prises ensemble comme un groupe, génèrent une zone économique exclusive et un plateau continental, indépendamment des droits mesurés à partir des côtes chinoises elles-mêmes. Cette dernière position est fondée sur un prétendu régime de l’ « archipel au large », inexistant dans la CNUDM qui ne connaît que celui de l’État archipel. Il résulterait de la coutume en droit international général et permettrait à la Chine, dont on ne peut évidemment pas dire qu’elle soit un État archipel au sens de la CNUDM, d’enclore les îlots dans des eaux intérieures délimitées par des lignes de base droites et d’en tirer tant une mer territoriale que des droits souverains sur les ressources. Or, le tribunal a jugé, en 2016, qu’au moins une partie des îlots de la mer du Sud (les Spratleys) sont des rochers au sens de la CNUDM, ce qui signifie qu’ils relèvent d’une catégorie d’îles inaptes à générer de tels droits. Ayant renoncé à fonder ses prétentions sur chaque élément insulaire en tant que tel, la Chine prétend ainsi disposer d’un autre fondement qui résulterait de la réunion de ces éléments. Mais la décision du tribunal arbitral rejetait déjà cette doctrine.
Le rappel du caractère obligatoire de la sentence est explicite dans les communications des Philippines, de l’Indonésie, des États-Unis, de l’Australie, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et du Japon ; il est implicite dans celles du Vietnam de la Malaisie. Une partie de ces États ont aussi exprimé clairement leur opposition à la prétention de la Chine à la souveraineté sur des îlots submergés en permanence ou à marée haute. Dans l’ensemble, trois échanges sont particulièrement remarquables. Les États-Unis ont détaillé leur position dans une lettre au Secrétaire général, plus formelle qu’une simple note verbale. La Chine leur a répondu dans le même format, rappelant que les États-Unis ne sont pas parties à la CNUDM. Aussi devraient-ils s’abstenir, selon la Chine, de s’ériger en arbitres chargés d’en superviser l’implémentation. Elle considère aussi que les États-Unis prennent indirectement position sur les différends relatifs à la souveraineté territoriale, en contradiction avec leur politique officielle. Évolution notable, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont exprimé conjointement une position européenne pour repousser les prétentions chinoises. La note commune endosse le dispositif de la sentence arbitrale, évoque le caractère universel et unifié de la CNUDM et réaffirme les libertés du régime de la haute mer. En réponse, la Chine allègue que les dispositions de la CNUDM ne régissent pas l’intégralité de l’ « ordre maritime ». Enfin, début 2021, le Japon s’est exprimé pour la première fois. En raison des différends relatifs aux îles Senkaku/Diaoyu qui opposent la Chine, Taiwan et le Japon en mer de Chine orientale, cet État a bien sûr un intérêt particulier à s’opposer aux prétentions chinoises. On trouve dans la note japonaise une mention spécifique à des protestations que la Chine aurait émises en réaction au survol par le Japon d’un îlot des Spratleys, ce qui constituerait une restriction chinoise aux libertés de la haute mer. La Chine a répondu qu’elle n’est opposée qu’aux États qui « sapent la sécurité de la Chine au nom de la ‘liberté de navigation’ ».
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Quelles conclusions peut-on tirer de ces communications quant au comportement de la Chine aux Nations Unies ? L’importance des efforts investis pour réaffirmer ses positions et réfuter celles des tiers doit d’abord être relevée : presque chaque note verbale a suscité une réponse chinoise. Sur le fond, l’isolement grandissant de la Chine sur ces questions rend de plus en plus indéfendables des thèses qui n’ont jamais été juridiquement bien fondées. Le droit de la mer apparaît ainsi comme l’un des pans de l’activité des Nations Unies qui révèlent les contradictions de la politique étrangère chinoise. La Chine aime à se présenter comme une nouvelle grande puissance plus responsable que celles qui l’ont précédé, défenseuse de ce qu’elle appelle le « système multilatéral ». Ce discours, qui peut être dit universaliste en ce qu’il ne sépare pas le destin du peuple chinois des intérêts de l’humanité, est dirigé contre l’hégémonie des États-Unis, dénoncée comme une domination illégitime. Mais à l’évidence, les prétentions de la Chine trahissent son propre exceptionnalisme, qui est un particularisme en ce qu’il repose sur l’idée d’une sorte de singularité historique de la nation chinoise. Bien consciente de cette contradiction, qu’il lui faut gérer faute de pouvoir la résoudre, la Chine en anticipe les inconvénients. Dans son 14ème plan quinquennal, adopté en mars 2021, elle prévoit explicitement le « renforcement de la prévention des risques et du combat juridique ». On rapporte que Xi Jinping se serait personnellement inquiété d’un déficit d’expertise juridique[5]. Envisagée depuis plusieurs années, une potentielle seconde procédure juridictionnelle, cette fois à l’initiative du Vietnam, ne compte sans doute pas pour rien dans ces préoccupations.
Reste, pour les Nations Unies, une question à laquelle il est difficile de répondre : tout bien considéré, ont-elles plus à craindre d’une Chine activiste, soucieuse de justifier en leur sein des positions injustifiables, ou d’une Chine qui pourrait à l’avenir délaisser ce cadre et ignorer les Nations Unies, faute d’y être entendue et d’y accorder encore la moindre importance ?
[1] CLCS.33.2009.LOS, 7 mai 2009.
[2] CML/17/2009, 7 mai 2009.
[3] HA 59/19, 12 décembre 2019.
[4] CML/14/2019, 12 décembre 2019 (Chine), 000191-2020, 6 mars 2020 (Philippines), CML/11/2020, 23 mars 2020 (Chine), 22/HC-2020, 30 mars 2020 (Vietnam), 24/HC-2020, 10 avril 2020 (Vietnam), CML/42/2020, 17 avril 2020 (Chine), 126/POL-703/V/20, 26 mai 2020 (Indonésie), 1er juin 2020 (États-Unis), CML/46/2020, 2 juin 2020 (Chine), A/74/886, 9 juin 2020 (Chine), 148/POL-703/VI/20, 12 juin 2020 (Indonésie), CML/48/2020, 18 juin 2020 (Chine), 20/026, 23 juillet 2020 (Australie), HA 26/20, 29 juillet 2020 (Malaisie), 324/2020, 16 septembre 2020 (Allemagne), 2020-0343647, 16 septembre 2020 (France), 162/20, 16 septembre 2020 (Royaume-Uni), CML/63/2020, 18 septembre 2020 (Chine), 0929-2020, 9 octobre 2020 (Philippines), SC/21/002, 19 janvier 2021 (Japon), CML/1/2021, 28 janvier 2021 (Chine).
[5] « Xi Jinping says China has a legal problem: finding the lawyers to defend its interests abroad », South China Morning Post, 1er mars 2021.