Par Alexandra Novosseloff, le 12 octobre 2020
Dr. Alexandra Novosseloff est chercheure associée au Centre Thucydide de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et chercheure non résidente à l’International Peace Institute à New York, spécialisée sur le Conseil de sécurité et les opérations de maintien de la paix. Twitter : @DeSachenka
En hommage à Thérèse Gastaut
A chaque crise importante que traverse le monde, on pointe du doigt le multilatéralisme, et notamment les institutions onusiennes, pour demander pourquoi ils n’ont pu prévoir, éviter ou résoudre ladite crise et alors se plaindre de leur inefficacité. La crise actuelle due à la pandémie de Covid-19 ne fait pas exception. Fait inédit, au cœur de la crise, les États-Unis décident de suspendre leur contribution obligatoire à l’Organisation mondiale pour la santé (OMS), puis de se retirer de cette agence spécialisée le 29 mai 2020. Travail de sape systématique du système onusien par le président américain ; politique chinoise de noyautage du système des Nations Unies ; politique de blocage systématique par la Russie de grands sujets stratégiques : les attaques viennent de toutes parts. Une fois de plus, le multilatéralisme est questionné dans sa capacité d’adaptation au monde qui l’entoure, dans sa réactivité et son impartialité. Et c’est un mouvement qui touche aussi les institutions européennes, les institutions de Bretton Woods et l’Organisation mondiale du commerce. Taper sur le multilatéralisme rapporte des points politiques, mais cela n’est ni un bon moyen de voir où sont les responsabilités ni un moyen d’entrevoir ce que pourrait être un multilatéralisme efficace. Au fond, critiquer le multilatéralisme c’est aussi un peu pour les États se critiquer soi-même puisque celui-ci n’est pas grand-chose sans eux.
Le multilatéralisme : un pacte entre États égaux en droit
Le multilatéralisme est l’élaboration d’un pacte entre États indépendants et égaux entre eux qui acceptent d’agir à travers des mécanismes institutionnels représentatifs. Il a été conçu comme un moyen de réguler le monde, par le compromis, à travers une série d’institutions internationales (couvrant le politique et le sécuritaire, l’économique et le social, l’humanitaire et les droits de l’homme). C’est à la fois un cadre, une méthode et une forme de mutualisation des efforts au plan international à travers « la coordination, la coopération et la solidarité entre États ». Et la construction d’institutions multilatérales a pour origine un ras-le-bol de la guerre et de ses méfaits.
C’est donc un pacte entre des États qui se reconnaissent comme égaux en droit et qui décident d’agir ensemble sur la base de règles définies en commun. Ce sont donc des obligations égales et mutuelles, acceptées par les petits comme par les grands États, mais où certains sont plus « égaux que d’autres » (droit de veto) parce qu’ils doivent aussi exercer un certain nombre de responsabilités (Article 24 §1). Ces règles sont obligatoires au sens où elles font partie d’un pacte ; les résolutions du Conseil de sécurité sont obligatoires (Article 25 de la Charte) au sens où elles s’appliquent à tous. Chacun respecte la règle en raison du coût de sa violation en termes de pression politique et de réaction des pairs, et le Chapitre VII de la Charte offre un éventail des réponses possibles qu’ils peuvent envisager. A partir de là, deux scénarii sont possibles :
- Un contexte particulier ou le leadership d’un État font émerger la possibilité d’une réponse et l’adhésion d’un grand nombre : le contrevenant est sanctionné (cas idéal-type de la coalition internationale construite autour des États-Unis pour punir l’Iraq après son invasion du Koweït en 1990-91).
- Les États sont divisés et ceux qui enfreignent les règles encourent l’opprobre de certains de leurs pairs, mais guère plus si le bras armé n’est pas opérationnel (c’est-à-dire qu’aucun État ou coalition d’États ne peuvent ou veulent agir pour contrer le déviant). Le coût de la dissension est alors politique et peut devenir moins supportable avec le temps (Iraq 2003). A l’État récalcitrant de mesurer s’il peut le supporter ou pas. Un État puissant ou bien un État soutenu par un État puissant peut très bien se soustraire au respect des règles (exemple des résolutions concernant le conflit israélo-palestinien, cas nord-coréen), quitte à s’isoler sur la scène internationale (cas de la Russie dans le conflit en Syrie) … sans conséquences véritables.
Le multilatéralisme représentant un ordre international avec coopération, il repose donc sur la bonne volonté et la confiance, sur un partage des responsabilités et du fardeau établi selon les capacités de chacun (budget, mise à disposition de forces) ; il a pour objectif de transformer la jungle interétatique en une société d’États, même si « les mécanismes multilatéraux n’abolissent pas la jungle, mais s’y superposent » ; il est un régulateur et un modérateur. Le multilatéralisme, c’est substituer une confrontation directe à un espace de discussion, c’est rechercher la conciliation. Il régule et modère ce qu’il peut … les « free riders » et ceux qui se fichent du « qu’en-dira-t-on » y échapperont le plus souvent, mais pour combien de temps ? Car le multilatéralisme est aussi un producteur de légitimité politique, et c’est là son principal succès. Le multilatéralisme travaille sur le long terme.
Faire du multilatéralisme, est-ce lâcher un peu de sa souveraineté ?
Une autre spécificité du multilatéralisme est son caractère hybride, celui d’un système qui n’a pas voulu choisir entre les peuples (« Nous, peuples des Nations Unies ») et les États (signataires de la Charte), mais qui a bel et bien été validé par les États au nom des peuples. Un système qui est à la fois une coalition d’États (les « Nations unies ») et une institution (l’ONU). Il est donc géré par les États pour les peuples mais regarde d’abord les intérêts des premiers, parfois voire souvent au détriment des seconds. Un système hybride qui navigue entre les stricts intérêts nationaux de certains et les aspirations au respect du bien commun mondial des autres. Un système hybride qui s’est forgé autour de valeurs (droits humains fondamentaux) qui restent pour la grande majorité des États des objectifs à atteindre et qui sont depuis quelques années remises en question par ceux-là même qui les ont inspirées, souvent au nom de la souveraineté.
Multilatéralisme conflictuel
Le système se grippe quand la responsabilité collective n’est pas assurée ou est accaparée par les « hégémons », ou bien quand il ne devient qu’un moyen de diluer la responsabilité des États en la transférant à une organisation internationale présentée comme un acteur indépendant de leurs volontés voire supérieur à leurs politiques : une construction politique qui conduit les organisations internationales à être des bouc-émissaires faciles de l’impéritie des États, sur lesquelles ceux-ci se défaussent quand ils n’arrivent pas à s’entendre (exemple du conflit en ex-Yougoslavie et des déboires de la FORPRONU). Il est alors facile de dire que l’ONU n’est pas arrivée à résoudre la crise en Syrie, comme hier elle n’avait pu arrêter le génocide au Rwanda. Et dans cette situation où l’on a du mal à démêler l’origine des responsabilités, le discours sur le multilatéralisme se polarise alors, devient binaire, entre ceux qui le considèrent comme inefficace et une perte de temps et ceux qui voient en lui une solution ultime à tous les défis créés par l’interdépendance. A l’international, les États ont du mal à admettre leur responsabilité et c’est précisément cette absence de prise de responsabilité qui affaiblit le système multilatéral.
En réalité, beaucoup confondent souveraineté et liberté d’action ou marge de manœuvre : si le multilatéralisme n’empiète en rien sur la première car il est le résultat de l’acceptation mutuelle d’engagements entre États souverains, il empiète forcément sur la seconde car réguler nécessite inévitablement de limiter les desideratas premiers des États pour un objectif qui leur est supérieur ou pour arriver à un compromis. Et chaque État a tendance à considérer le multilatéralisme avant tout comme un moyen de faire avancer ses intérêts nationaux par d’autres moyens. Or, le multilatéralisme, si ce n’est pas abandonner sa souveraineté, c’est mettre en commun ses moyens et accepter qu’aucun seul État, aussi puissant soit-il, ne peut arriver à gérer à lui tout seul un problème d’envergure internationale. C’est comprendre que jouer collectif n’est pas une atteinte à la souveraineté ou à l’indépendance de chaque État, mais une multiplication des chances de réussir. Changer le discours sur le multilatéralisme serait un premier pas vers une vision plus positive de son potentiel comme de ses résultats.