Par Alexandra Novosseloff, le 15 octobre 2020
Dr. Alexandra Novosseloff est chercheure associée au Centre Thucydide de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et chercheure non résidente à l’International Peace Institute à New York, spécialisée sur le Conseil de sécurité et les opérations de maintien de la paix. Twitter : @DeSachenka
La défiance actuelle à l’égard du multilatéralisme est sans doute plus importante que les précédentes (Kosovo 1999, Iraq 2003), car son principal « actionnaire » (les États-Unis) fait défaut non seulement par sa remise en cause générale de ce mode de gouvernance globale (d’autres administrations l’avaient fait avant l’administration Trump), mais aussi par une attitude pour le moins ambiguë sur le terrain des valeurs. Beaucoup de valeurs portées par le système des Nations Unies (droit à l’avortement, abolition de la peine de mort, liberté d’expression, liberté de la presse), perçues comme trop contraignantes, sont remises en cause voire attaquées directement par la présidence Trump, laissant la voie ouverte aux attaques venant des pays autoritaires (remise en cause russe et chinoise des volets droits de l’homme des opérations de paix, par exemple).
Cette crise est aussi plus grave que les précédentes quand les rivalités existantes n’arrivent pas à faire une trêve face à un défi stratégique commun. Le Conseil de sécurité n’a adopté une résolution concernant la crise provoquée par le Covid-19 que le 1er juillet (Résolution 2532). Sur tous ces sujets, les membres permanents sont profondément divisés et l’affrontement sino-américain tend à surpasser les tensions russo-américaines. Ces divisions sont également instrumentalisées pour relayer des messages de politique intérieure. Enfin, elles signifient une certaine forme d’incompatibilité entre multilatéralisme et populisme, entre recherche du compromis et préférence pour la confrontation. Si les grands États ne trouvent plus d’intérêt à la recherche du compromis, qui est l’essence même de la diplomatie multilatérale, à quoi servent alors les institutions qui en sont les vecteurs ? D’ailleurs, le multilatéralisme peut-il exister sans ses États puissants ou sans État leader ?
L’expérience de la Société des Nations tend à répondre par la négative à cette question. La force du multilatéralisme tient d’abord à son inclusivité et à sa capacité, par la collectivité, à réguler le comportement des États, y compris des plus puissants d’entre eux. La collectivité peut rarement avancer sans moteur qui puisse donner par moment des coups d’accélérateur. On parle pour l’Union européenne de « moteur franco-allemand » ; à l’ONU, cette « puissance » se concentre entre les mains des membres permanents du Conseil de sécurité. La vision de Franklin D. Roosevelt était bien d’avoir des « gendarmes » (« the four policemen ») – qui se mettent eux-mêmes en charge, en « responsabilité principale », de la paix et de la sécurité internationales – comme force d’entrainement et de régulation en raison même de leur puissance. Le Conseil de sécurité ne peut fonctionner sans leur unité et sans leur volonté : c’est là la force et la faiblesse indépassable de cet organe qui est le cœur du réacteur du multilatéralisme onusien.
Ainsi, comme le dit Serge Sur dans une vision réaliste des relations internationales, « pour que le multilatéralisme fonctionne, il faut des puissances leaders ayant une vision des relations internationales. La crise résulte du fait que ces leaders n’existent plus ». Thomas Gomart ajoute : « Les diplomaties européennes, notamment française, ont défendu l’idée d’un monde multipolaire. Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que nous aurions un monde multipolaire sans multilatéralisme ». Comme l’explique Robert Malley, « les prédécesseurs de Trump considéraient qu’il était dans l’intérêt américain de dominer le système international. Cette idée lui est étrangère ».
Autrement dit, le multilatéralisme a besoin d’États intéressés (au sens où ils considèrent que le multilatéralisme participe à la protection de leur intérêts), bienveillants (qui privilégient le collectif à l’unilatéralisme pur et dur), et responsables (qui prennent leur responsabilité le moment venu). Comme le constate le représentant de l’Union européenne auprès de l’ONU, « les problèmes proviennent de quelques grandes puissances qui font des choix sélectifs, et pensent qu’il ne faut respecter les accords internationaux que s’ils servent des intérêts nationaux à des instants précis. Elles oublient que le droit de veto est une responsabilité, et non un privilège. Sur ce point-là, la situation a régressé ces dernières années ». Or, le multilatéralisme est en réalité devenu aujourd’hui un « multi-bilatéralisme » où chacun tente d’imposer sa vision sur tel et tel dossier ou enjeu aux autres et où aucune critique de telle ou telle politique n’est permise. Un multilatéralisme instrumentalisé pour dominer, ce qui est sa négation même. Un multilatéralisme dominé par la tension Washington-Pékin après avoir été dominé par la tension Washington-Moscou de la guerre froide, mais où la lutte d’influence ne se fait plus entre deux visions du monde mais entre deux egos, où les valeurs n’ont plus vraiment leur place et servent plus à contrer l’autre qu’à bâtir une alternative. Le problème du multilatéralisme de 2020 est donc double : il est sans leader véritable et ceux qui peuvent le dominer ne sont pas intéressés ou sont de mauvaise volonté, notamment parce que leur nationalisme les empêche d’agir pour le monde.
Multilatéralisme consensuel
Tout ceci n’empêche pas que le multilatéralisme puisse continuer d’exister et d’agir, en périphérie, même quand certains grands États s’en sont retirés (UNESCO, Conseil des droits de l’homme) ou alors dans des formats plus informels et restreints pour faciliter la décision (Groupe de Contact pendant la crise du Kosovo) du centre ou pour attendre que le centre du système soit moins divisé. C’est ainsi que peut se former un « minilatéralisme sélectif » (selon la formule de Julien Fernandez) fait de diverses « smart coalitions » d’États ou un « poly-latéralisme » (comme l’appelle Pascal Lamy) regroupant d’autres acteurs comme des organisations non-gouvernementales, des entreprises, des métropoles, des fondations ou de grandes universités ; bref, un système « plurilatéral » reflétant la diversité, la fluidité et la complexité d’une gouvernance globale. Le « dessous » phosphore et s’organise en attendant que le « dessus » se réconcilie et en espérant que ses idées lui parviendront. Ce multilatéralisme-là est utile et procure de l’inclusivité (en liant l’étatique au sociétal), mais il ne légitime ni ne légalise. Et puis ce « minilatéralisme » peut conduire à une prolifération d’organisations, facilitant, comme le dit Guillaume Devin, « une forme de forum shopping en permettant à chacun de choisir l’enceinte la plus appropriée à ses intérêts ». La multipolarité s’insèrerait dans le multilatéralisme pour s’y cacher et in fine le desservir.
La discussion sur le multilatéralisme est empreinte de contradictions, d’ambiguïtés et de contraintes inhérentes à sa dualité structurelle faite d’États non seulement jaloux de leur souveraineté mais surtout focalisés sur une conception étriquée de leur intérêt national. L’enjeu est triple : trouver un juste équilibre et d’intégrer ces contradictions dans le discours sur les réussites et les limites du multilatéralisme ; mieux réguler et de réduire le « deux poids deux mesures » ; retrouver le goût du jeu collectif en faveur d’un intérêt général protecteur de la planète et de ses populations. De ce point de vue, « le multilatéralisme ne peut fonctionner durablement que s’il est fondé sur cette croyance selon laquelle en jouant ensemble, le jeu est positif pour tous, même relativement. À défaut, et notamment si certains acteurs influents n’y croient pas, la logique multilatérale est freinée, enrayée voire bloquée ». Par ailleurs, « plus les acteurs font système plus les conduites unilatérales sont coûteuses » ; et ce que l’on peut faire à plusieurs dans un cadre accepté donnera des résultats mieux partagés et donc plus durables que des arrangements ponctuels et isolés. Le multilatéralisme est un réducteur d’incertitudes ». Le système multilatéral doit redevenir un système de « checks and balance », impartial, au-dessus de la mêlée et en qui ses États membres retrouvent confiance. Pour cela, il faudrait qu’eux-mêmes renouent avec un esprit de coopération qui pour le moment empêche le système multilatéral de fonctionner normalement. Bref, l’œuvre d’un siècle, le nôtre.